11 août 2012

Polar : pourquoi « Swan Peak » est le meilleur des derniers James Lee Burke

Selon le regretté Jean-Patrick Manchette, le polar est « une littérature pour insomniaques et ferroviaires ». D’un autre côté, il est communément admis que le polar est une littérature de vacances, d’été, de plages. Et il est vrai que, aux endroits de baignades que j’ai fréquentés récemment, les polars nordiques sont avec Guillaume Musso les livres que j’ai le plus vus.

Pour ma part, je suis d’accord avec Manchette, de façon moins exclusive cependant. Le polar est de tout temps. Et je lis tout le temps des polars et des romans noirs, qui restent un genre dans lequel je travaille beaucoup (comme journaliste, et comme programmateur de Quais du Polar).

Et récemment, j’ai rattrapé un coupable retard. Car, honte à moi, je n’avais pas lu le James Lee Burke annuel, paru chez Rivages en mars dernier. Et un roman noir de James Lee Burke, c’est un roman de tous les temps.

Texan d’origine irlandaise, Burke est un de ces écrivains qui mêlent énigmes policières, intrigues politiques, littérature du Deep South. En y ajoutant les fantômes d’une histoire non-officielle du Sud, et en particulier de la Louisiane, dont il écrit les sortilèges. Ceux qui lu « Dans la brume électrique avec les morts confédérés », ou qui ont vu le film de Bertrand Tavernier, en savent la puissance. Septuagénaire hyper productif, Burke est aujourd’hui considéré comme le Faulkner du roman noir. Un des plus beaux poètes du bayou.

Et Dave Robicheaux est son porte-plume. C’est avec ce dernier, qui est son personnage phare, que Burke décrocha la timbale, entendez la reconnaissance, enfin. C’était en 1986, lorsque « La Pluie de néon » parut aux Etats-Unis. C’était la première apparition de Robicheaux, bientôt suivie de la deuxième : « Prisonniers du ciel » (1988), qui connut même une adaptation cinématographique par Phil Joanou, sous le titre « Vengeance froide », avec Alec Baldwin dans le rôle phare. « Swan Peak » est la dix-septième histoire de Robicheaux.

Quand on pense James Lee Burke, deux noms viennent à l’esprit : Louisiane et Robicheaux.

Court rattrapage pour ceux qui ne connaissent pas (encore) cet auteur essentiel

 

Comme son créateur, ce dernier est natif du Sud, mais contrairement à Burke, lui est vraiment né en Louisiane. Orphelin de mère à cinq ans, il fut abandonné à son père alcoolique. Devenu prof d’anglais après ses études, il partit ensuite au Vietnam, ce qui le marqua très profondément : de multiples blessures dont il a gardé des éclats dans la cuisse, et des horreurs vues qui ont ancré la violence en lui. Il s’engagea dans la police à son retour du Vietnam. Adjoint au shérif de New Iberia avec grade de détective. Au début de sa carrière, il buvait, et sa première épouse l’avait alors quitté. Sa seconde épouse, Annie, sera assassinée dans « Prisonniers du ciel », à la suite de représailles dues à l’adoption par le couple d’une jeune salvadorienne. Il se remettra plus tard avec Bootsie, son premier amour. Puis avec Molly. Il est également accompagné par un acolyte au passé plus noir encore que le sien : le détective Clete Purcel.

Par son rapport à la citoyenneté, à l’histoire de l’Amérique, à l’environnement ainsi qu’à ses propres démons, Robicheaux permet à Burke de développer ses préoccupations humaines et littéraires :

  • l’esclavage comme pêché majeur de l’Amérique sudiste
  • le pouvoir et la corruption des nantis
  • la détresse inhumaine des laissés pour compte
  • la Louisiane comme terre bénie… et meurtrie

 

« Swan peak » : un des meilleurs James Lee Burke

Depuis trois livres, dont la magistrale kermesse mémorielle contenue dans le recueil « Jésus prend la mer » (2010), dont la lecture est obligatoire, Burke crie sa colère devant la tragédie de l’ouragan Katrina, et la mauvaise gestion de la reconstruction. Comme le dit Robicheaux dans « Swan Peak » :

« Ils ne reconstruiront pas la ville où j’ai grandi. Ils ne savent pas comment faire. Ils n’étaient pas là. A cette époque, chaque jour était une fête. Et je ne parle pas des fanfares ni des gens qui se soûlaient sur leurs balcons. Ca tenait à la façon dont on se réveillait chaque matin. Tout était vert et doré et les chênes étaient remplis d’oiseaux. Tous les après-midi, à 3 heures, il pleuvait et le ciel devenait entièrement rose et violet. On sentait une odeur de sel dans le vent. Où qu’on aille, on entendait de la musique, des radios, des cafés, des orchestres sur les toits, dans le centre. On avait tout ça pour le prix du tramway St. Charles. »

Parce que ce deuil mène forcément l’auteur vers de nouveaux rivages, et parce qu’il y renoue avec l’histoire, « Swan Peak » est le meilleurs des derniers romans de James Lee Burke –qui tourne tout de même à un rythme de quasi un roman par an. Voici pourquoi.

C’est le plus émotif

Sans doute porté par le deuil de La Nouvelle-Orléans, Robicheaux sait dorénavant dire que le monde change :

« Le monde dans lequel j’avais grandi avait disparu. Le pays dans lequel je vis n’est plus celui dans lequel je suis né. »

Burke avait jusqu’ici pointé, écrit, exhumé, les démons politiques, religieux et financiers qui, du monde antérieur, continuaient de menacer la paix des bayous. Dans ce roman, il pointe aussi bien les démons de la doublette Robicheaux-Purcel. Ici, il modifie légèrement la focale, puisque son héros est en congé de ses fonctions de shérif adjoint. Lui, Molly et Purcel sont venus passer quelques temps chez leur ami Albert Hollister, romancier et prof d’Anglais retraité, dans son ranch du Montana qui donne sur l’Idaho, vers la Blackfoot et la Bitterroot. Une région sauvage, des lacs, des rivières, l’immensité des forêts profondes et les impressionnantes montagnes sont à même de balayer les images de La Nouvelle-Orléans dévastée par l’ouragan Katrina, qui hantent encore le personnage-miroir de Burke. Un drame  qui était au centre du précédent polar de Burke, « La nuit la plus longue ». La catastrophe elle-même mais aussi sa gestion par les autorités ont marqué Robicheaux et son acolyte Clete Purcel autant qu’ils ont marqué l’auteur.

Les quatre derniers épisodes de Robicheaux m’avaient déçu, mais voici que dans celui-ci on retrouve le lyrisme et toute t’empathie de l’analyse humaine et environnementale burkienne. La complexité et tout le charme de son œuvre résident dans la complexité psychologique qu’il sait donner à ses personnages, et dans sa faculté à laisser son lecteur dans l’expectative quant aux décisions desdits personnages. Le lyrisme de Burke se trouve aussi dans cette liberté totale. Une liberté qui s’adapte parfaitement aux idéaux politiques des individus, rétrogrades ou humanistes. Une liberté qui est aussi grand et belle que les décors où se déroule cette intrigue. Et qui, pour le pire et le plus beau, donne libre court au combat de ses héros (Robicheaux et Purcel) contre eux-mêmes et contre la violence qui les habite.

L’intrigue fonctionne bien

 

Cela n’était pas le cas des derniers opus, où les thèmes comptaient plus que le scénario. Après un très beau premier chapitre qui voit Purcel se faire approcher par les hommes de main du propriétaire du terrain sur lequel il pêche, on est autant rassuré qu’ébahi d’émotion. C’et la violence enfouie de Purcel qui emmène le roman, car il se trouve confronté à un homme pour qui il avait auparavant travaillé, et qui était donné pour mort. Par son passé, donc. Dans le même temps, des jeunes sont assassinés par ce qui semble être un serial killer. L’intrigue heurtera ensuite plusieurs trajectoires : celle de Troyce Nix, un ancien d’Abou Ghrabi devenu maton sodomite, celle du détenu Jimmy Dale Greenwood, qui participe au livre sous deux identités, celle du couple et de la famille Wellstone, fausse famille et réservoir de trafics pour les prédicateurs anti-avortement, et de quelques autres personnages.

L’histoire, aussi politique que policière, repose sur de nombreuses digressions. Un développement plus élaborée, un tantinet longuette, mais qui nimbe une intrigue toujours plus étonnante à mesure qu’on s’y enfonce.

Le lyrisme noir des paradis et d’Amérique perdus

Ce lyrisme et ces contrées perdues forment le cœur, l’esprit même de la littérature burkienne. Sauf que récemment, on l’avait vu dans le recueil « Jésus prend la mer », mais il semblait avoir un peu fui les Robicheaux. Mais c’est fini : il est ici revenu.

La perte de la Nouvelle-Orléans après celle du paradis des bayous ont mené Purcel, Robicheaux et Burke vers une désespérance qui le dispute à la nostalgie autant qu’à la révolte. Elles les ont aussi menés vers la croyance, vers un certain rapport au sacré ou à la religion, qui accroissent encore l’universalité des thèmes et de la littérature de l’auteur. Chez Burke, le combat ultime des personnages se situent à la fois en eux-mêmes et en dehors d’eux, pile entre les déterminismes sociaux, voire régionaux, et leur libre-arbitre. C’est pourquoi ses meilleurs romans ne sont pas que des enquêtes : ce sont des trajectoires.

Qui vont toujours vers le plus noir de l’âme humaine. Mais où la rédemption se propose à la violence, et évite la vengeance. Pour lui, l’Amérique est intrinsèquement violente. Mais chez Burke, c’est la nature et le monde qui évitent à l’homme d’être pire qu’un homme.

Burke, c’est donc un élan autant qu’un chant, un cri, une énergie, une empathie. Une ode à l’humain, et à la littérature.

« Swan Peak » est le meilleur et le plus dense des derniers romans d’un styliste d’exception nommé James Lee Burke.

 

Swan Peak, Rivages/Thriller, trad. C. Mercier, mars 2012, 444 p, 22 euros

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