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07 janvier 2021

"The Good Lord Bird", la mini-série pré-Guerre de Sécession qui tombe bien

 

Ce mercredi 6 janvier au soir, des "Dixie Flag" confédérés ont été brandis par des pro-Trump qui ont envahi le Capitole. L’ancien drapeau des Etats sécessionnistes, symbole de la suprématie blanche et esclavagiste, souvent utilisé comme emblème par l’extrême-droite outre-Atlantique. 

Le funeste évènement donne un éclairage d’autant plus actuel à la mini-série historique The Good Lord Bird, diffusée à partir de ce jeudi sur Canal Plus. Une adaptation fidèle du roman de James McBride, qui lui avait valu le prestigieux National Book Award en 2013. Une histoire de ces deux Amériques qui, de la guerre de Sécession à hier, s’affrontent encore et toujours. 

 

"Brown n’a pas mis fin à la guerre contre l’esclavage, mais il a déclenché la guerre contre l’esclavage", vous dira un des protagonistes. Si vous connaissez l’histoire américaine, vous savez qui était John Brown . Si vous la connaissez peu, vous aurez l’occasion de le savoir.
Cet activiste abolitionniste (1800-1859), passé à l’action violente, pour qui une impitoyable lutte armée s'imposa comme la seule solution afin de libérer les esclaves de leur condition. Un possédé se croyant missionné par Dieu sur Terre, que sa pendaison transforma en martyr de la cause et de la civilisation. Visionnaire pour les uns, archange armé pour les autres, fanatique pour certains et terroriste pour d’autres encore – parmi lesquels le futur président Lincoln, pourtant abolitionniste aussi -.

Henry David Thoreau lui vouait grande admiration, et écrivit son éloge funèbre. En France, depuis son exil à Guernesey, Victor Hugo écrivit une lettre ouverte, publiée par la presse européenne et américaine (Lettre sur John Brown, reprise dans les Actes et paroles. Pendant l'exil (1859)). Plus près de nous, Pourfendeur de nuages de Russel Banks (1998), traitait de son histoire, qu’il faisait raconter par un de ses fils.

Le roman de James McBride…


Paru en 2013 aux Etats-Unis, traduit en 2015 en France, L’Oiseau du Bon Dieu est le troisième roman de James McBride. Le dernier à ce jour, d’ailleurs. Il valut à l’auteur le prestigieux National Book Award en 2013.
Peut-être aviez-vous rencontré McBride, venu à plusieurs festivals et salons du livre en France au milieu des années 2010. Pour ma part, j’ai animé quelques rencontres desquelles il était invité, et je me souviens l’avoir vu… en concert, pour les Mots Doubs à Besançon en 2015. Car cet écrivain, scénariste et compositeur est aussi musicien de jazz. Et son œuvre romanesque (débutée en 2002) nous plonge au cœur de ses racines et de celles d’une Amérique qui n’a pas fini d’exhumer les fantômes racistes et esclavagistes. En septembre 2016, Barack Obama lui décerna la National Humilities Medal.

C’est le cas de L’Oiseau du Bon Dieu, porté par la voix narrative d’Henry Shackleford, un jeune afro-américain, esclave et fils d’esclave dans une petite ville du Kansas. Nous sommes en 1856, dans une période qui commence à sentir la guerre de Sécession. Un jour, son père est tué devant lui. Devant, aussi, un certain John Brown, présent lors de cette scène. Allez savoir pourquoi, Brown croit qu’Henry s’appelle Henrietta. Persuadé que cet ado aux traits fins est une fille, il la libère et l’emmène avec lui. "Elle" fera parti de son armée de l’ombre. "Elle" devra vivre avec cette menace, et avec ce mensonge sur son identité. Double menace qui forme un des suspenses du livre. L’autre, c’est la trame véridique et historique : les dernières années du combat de Brown et des siens. Cette armée de pacotille aux grandes idées et aux victoires ric-rac. 


Un roman dans la pure tradition historico-politique des romans sur la période, à laquelle on ajoutera la verve narrative, le rythme frappant, les dialogues acérés et l’humour subversif de McBride (sur les Blancs comme sur les Noirs).  

… Et une adaptation aussi fidèle que bienvenue


Adapté de ce roman, la série éponyme a été diffusée en octobre dernier sur Showtime, aux USA. C’est une création de Mark Richard et de Ethan Hawke, ce dernier interprétant lui-même le rôle de John Brown. McBride a travaillé le scénario avec lui. D’où le fait que les sept épisodes suivent le roman quasiment à la lettre. Cela ravira celles et ceux qui l’ont lu : le livre est bien incarné. Cela ravira celles et ceux qui ne l’ont pas lu : ils seront saisis par la voix et par le personnage de Henry « Echalotte » Shackleford. Superbement interprété par Joshua Caleb Johnson, un quasi-débutant saisissant de justesse. D’autant que, comme dans le livre, il est protagoniste et narrateur, ce qui est une gageure d’interprétation à l’écran.

(Voir la bande-annonce)

     

Pour sa part, Ethan Hawke en fait parfois des tonnes. Il a tendance à surjouer le vieux guerrier possédé, bigot, qui demande à tout le monde de réciter la Bible. Mais il convient de dire que tel est le personnage du roman initial. Que l’acteur a compris dans beaucoup de ses méandres et de ses erreurs. Y compris cette cécité à certaines choses, comme devant cette bizarrerie : comment a-t-il pu prendre Henry pour une fille ? L’a-t-il cru, ou l’a-t-il préféré ? Chez les réalisateurs comme chez McBride, vous ne le saurez qu’au final. 


Cette méprise, trouvaille du romancier pour ajouter de la fiction à l’Histoire (celle de Brown) nourrissait la dimension picaresque du récit, et son utilité saute aux yeux de façon plus forte à l’image. Car elle introduit un doute, un trouble, mais aussi une métaphore complexe sur les liens qui peuvent unir ou opposer les opprimés aux libérateurs issus de la même classe (les propriétaires blancs abolitionnistes d’alors) que leurs oppresseurs. Elle entoure aussi le personnage de Brown d’une couche de ridicule, de too much, à travers laquelle Hawke semble s’être régalé. 

 

On comprend pourquoi ce dernier a voulu porter le roman à l’écran. Dans le dossier de presse de la série, il revendique :
"Quand j’ai lu le livre de James McBride, le climat politique ambiant de haine faisait écho à l’époque encore plus difficile à laquelle se déroule le livre. Le roman ne traite pas de politique mais de l’humanité en chacun de nous, ça m’a touché et j’ai voulu le partager avec les gens. Et cela m’intéressait d’interpréter ce personnage de l’Histoire américaine qui n’avait jamais été adapté en fiction […] En surface, la série parle de race, mais à travers le regard de de garçon qui s sent obligé de se travestir, c’est en réalité la question de l’identité qui est centrale : l’identité entant que nation, en tant que personne"



Avec ses scènes d'action savamment soignées, avec sa trame véridique (Brown) et fictionnelle (« Echalotte »), et sa B.O. entraînante, The Good Lord Bird rappellera aussi bien O’Brother des frères Coen que Django Unchained de Quentin Tarantino. Elle rappellera aussi les meilleures fictions littéraires sur les mêmes thèmes, ou la même période ; les classiques (Mark Twain), les modernes (Toni Morrison), les récentes (Colson Whitehead). 

 

Pour sa diffusion française, Canal a eu la bonne idée de garder le titre original : The Good Lord Bird.

La mini-série prend encore plus d’impact, si besoin était, depuis les évènements de ce mercredi 6 janvier 2021 au Capitole de Washington.



The Good Lord Bird. 7 épisodes de 52 mn.
Diffusion : à partir du 7 janvier, les jeudis à 21 h. 2 épisodes par soir. Disponible en intégralité dès le 7 janvier sur myCanal.
Crée par Mark Richard et Ethan Hawk, adaptée du roman de J. McBride
Réalisée par Albert Hugues, Kevin Hooks, Darnell Martin, Haifaa Al-Mansour, Kate Woods, Michael Nankin
Avec Ethan Hawke, Joshua caleb Johnson, Nick Eversman, Beau Knapp, Maya Hawke, Mo Brings Plenty, Jack Alcott, Ellar Coltrane, Hubert Point-Du-Jour…  

L’Oiseau du Bon Dieu de James McBride, disponible en poche chez Gallmeister / Totem - trad. François Happe, 480 p, 11.50 €

03 janvier 2021

Polars et Premiers romans : mes tops de 2020 (avec vidéos)

Dans quelques jours à peine, ce sera la rentrée hivernale : celle du mois de janvier. 493 romans paraîtront en ce début 2021, à partir de mercredi 6, et je peux vous dire que c’est une très bonne rentrée – qui bénéficie de reports du printemps et de la rentrée derniers – reports dus à vous savez quoi -.


Avant cela, et suite à quelques post sur mes réseaux sociaux pour clore l’année passée encore chaude, voici deux récaps de mes préférences de 2020. Je me refuse à tout classer, mais ai voulu honorer :

  • les premiers romans (français et étrangers), car c’était un jeu entre le défi et la catastrophe, que de voir son premier roman paraître cette année-là (librairies fermées durant des semaines, absence quasi-totale de festivals et salons littéraires, raréfaction des lancements en librairie)
  • les romans noirs, car c’est un de mes domaines d’expertise majeurs


Ce sont deux "Top 14", mais pour autant ce n’est pas un classement dans un ordre croissant ni décroissant. Juste mes quatorze livres préférés dans leur catégorie.

Il en est pas mal dont j’ai publié dans Lire, Le Parisien Week-End ou Causette, des chroniques et recensions. Vous trouverez des liens vers lesdits articles quand ils ont aussi été mis en ligne après publication "print" - Lire n’a pas de site à cet effet -.


Vous trouverez également quelque chroniques vidéo, faites durant le premier confinement, sur la plateforme littéraire 233 Degrés que j’avais cofondée. Vidéos à présent remises sur la page YouTube du Pop Corner.

Premiers romans





 

  • Cinq dans tes yeux de Hadrien Bells (Fr, L’Iconoclaste, août)
  • Santa Muerte de Gabino Iglesias (USA, Sonatine, février) 

 

  • Sale bourge de Nicolas Rodier (fr, Flammarion, août)
  • Et je veux le monde de Marc Cheb Sun (Fr, Lattès, mars)

 

  • Louis veut partir de David Fortems (Fr, Robert Laffont, août)
  • Un soupçon d’héroïsme de Clément Reychman (Fr, Flammarion, février)

 



Polars et romans noirs







  • Joueuse de Benoit Philippon (Fr, EquinoX / Les Arènes, mars)
  • Le Goût du rouge à lèvres de ma mère de Gabrielle Massat (Fr, Le Masque, mars)
  • Richesse oblige de Hannelore Cayre (Fr, Métailié, mars)
  • Les Dynamiteurs de Benjamin Whitmer (USA, Gallmeister, septembre)
  • Une, deux, trois de Dror Mishani (Israël, Série Noire / Gallimard, mars) 
  • Lire les morts de Jacob Ross (USA, Sonatine, novembre)
  • Fin de siècle de Sébastien Gendron (Fr, Série Noire / Gallimard, mars)
  • La Fabrique de la terreur de Frédéric Paulin (Fr, Agullo, mars)
  • Les Lumières de Tel-Aviv de Alexandra Schwartzbrod (Fr, Rivages, février) 

 

  • Terres brûlées de Eric Todenne (Fr, Viviane Hamy, mars)
  • Impact de Olivier Norek (Fr, Michel Lafon, octobre)
  • Tâches rousses de Morgane Montoriol (Fr, Albin Michel, février)
  • Cinq cartes brûlées de Sophie Loubière (Fr, Fleuve, janvier)
  • Fermer les yeux de Antoine Renan (Fr, Robert Laffont, janvier) 



29 décembre 2020

"Vernon Subutex" par Luz et Despentes : hautes fidélités

C’est une adaptation, mais c’est bien plus qu’une question d’adaptation. Ce Vernon Subutex de Luz et de Virginie Despentes est un festival de trouvailles graphiques, spirituelles, intellectuelles, un vrai travail de montage/remontage, et au final un ouvrage qui fait respirer l’âme rock. Parue en novembre dernier, dans une France à nouveau confinée et aux lieux culturels fermés, ce Vernon Subutex en version bande dessinée est aussi le livre idéal pour vivre le rock dans une époque où concerts et festivals sont impossibles. Par ce qu’il est et par le contexte dans lequel il nous arrive, c’est un des ouvrages majeurs de l’automne, et de l’année.

 

Quelles belles vies pour un type qui a disparu des radars ! Un type nommé Vernon Subutex, anti-héros de la trilogie romanesque du même nom, expulsé de chez lui par les huissiers et contraint à l’errance. Parfois réel, il squatte chez des anciens amis, ou d’anciens clients de son magasin de disques. Parfois absent, bien que vivant, l’ex-disquaire est tantôt SDF tantôt zonard, tantôt DJ et quasi-gourou.
Publiée chez Grasset entre 2015 et 2017, la trilogie Vernon Subutex raconte son histoire. On le sait, elle valut à Virginie Despentes le plus gros succès de sa carrière (qui en avait déjà connu, notamment avec son roman précédent, Apocalypse Bébé, ou encore son essai paru en 2006, King Kong Théorie ; sans oublier bien sûr Baise-moi en 1993, devenu film à scandale en 2000).

Dix-huit mois après la série, diffusée sur Canal plus et réalisée par Cathy Verney (Despentes avait quitté le projet assez rapidement), Vernon Subutex revient en images. Après coup, évidemment, que Luz soit à la réalisation tombe sous le sens : l’ancien dessinateur de Charlie, où il tenait aussi la rubrique Musique, était DJ à ses heures, et est un enfant du même rock que l’autrice. Dans une interview à 20 Minutes, il racontait comment le choix de Despentes état tombé sur lui. Qui s’y est plongé pendant deux ans.

Adaptation


Virginie Despentes a travaillé avec lui le texte de l’adaptation. On retrouve ici toutes les dimensions de l’œuvre originelle. Epousant la langue énergique de l’écrivaine, Luz met parfaitement en partition le fil d’intrigue, les déambulations urbaines, les errances du héros au rythme de ses squats et de ses plans d’un soir.

 


 

Tous les personnages sont là : le fantôme Alex Bleach, mais aussi La Hyène (qui était l’héroïne de Apocalypse bébé, prix Renaudot 2010), Xavier, Sylvie, Lydia Bazooka, et les rencontres de trottoirs quand Subutex en arrive à faire la manche.
Si vous avez lu le(s) roman(s), vous savez que, le long de ses pérégrinations, le gars est poursuivi, car il possède un précieux enregistrement vidéo d’Alex Bleach, l’ancien ami de son ancienne bande, ami devenu superstar musicale, et dont le décès brutal ouvrait le roman. L’histoire avait une double intrigue, en double face :

  • Un : que contiennent ces enregistrements, où Subutex les a-t-il planqués ? La Hyène est là pour ça
  • Deux : les pérégrinations de notre homme, dont chaque « plan » de logement et chaque rencontre forment un portrait des différents protagonistes. C’est une peinture générationnelle : ces anciennes connaissances, perdues de vue pour la plupart, sont devenues trans, réac, hardeuse, chômeur, ou bien sont rangées des voitures


Ce monde perdu des enfants du rock, Luz le fait briller sans aucune nostalgie, mais avec force d’âme. Si vous n’aviez pas lu le(s) roman(s), préparez-vous à l’émotion. 


Incarnation


Bien que son travail eût commencé avant que la série ne soit diffusée, Luz avait un défi : faire oublier Romain Duris, qui y incarnait le héros. Son Vernon à lui est moins débonnaire, plus nerveux, plus volontaire, tout en se laissant un peu porter par le vent. Il colle mieux à l’esprit "Do It Yourself" du rock indé, et en cela correspond mieux au Vernon de Despentes. Il se rapproche du Gainsbourg de Joan Sfar, il pourrait aussi sortir d’un texte des Thugs. Il existe.

2015-2020. Cinq ans ont passé. Ce n’est rien, mais il s’en est passé des choses, dont certaines recoupent les thématiques et les débats qui sont ceux de Despentes. On pense à #MeToo bien sûr, mais aussi à la façon de représenter Paris après les attentats, et après les travaux d’Anne Hidalgo. Là aussi, Luz a su illustrer et transposé quelques donnes. On pense à cette scène où des propos anti-harcèlement sont tenues… par la chienne d’un ami « logeur » que promène Vernon. Des propos qui apparaissent dans des bulles en forme d’os. Une des trouvailles dingues, où l’on rit puis admire.
Autre exemple : le roman contenait cette réplique, tenue par une autre logeuse de notre gars, à propos du supposé enregistrement de Bleach : "Ça ne vaut rien, à moins qu’il n’y révèle qu’il était l’amant d’Hortefeux". En 2020, le nom de l’ancien lieutenant de Sarkozy frappe moins, aussi Luz l’a-t-il remplacé, justement, par celui de Sarkozy dans sa tirade.

Comme le fait tout journaliste en lisant / regardant une adaptation littéraire, j’ai lu l’album en comparant avec le roman. Mesurant la qualité de "montage" opéré par Luz. Qui a transposé quelques propos de personnages dans d’autres scènes que celles où elles se trouvent dans le texte d’origine. Il a vraiment mis les mains dans le moteur, pour réinventer, traduire, recomposer une histoire qui, à l’origine, était elle-même une narration en puzzle ; Virginie Despentes revendiquait s’être inspirée des schémas narratifs propres aux séries télé. Luz a recomposé, ré-équalizé. 

 


Nouvelles dimensions


Ce Vernon Subutex est la deuxième adaptation littéraire de Luz, après celle de Ô vous, frères humains d’Albert Cohen (Futuropolis, 2016).
 
On soulignera comme il se doit l’alternance entre des passages "ligne claire" et des séquences de digressions abstraites, ou très noires, ou très rock, ou très sexe, ou très arty. Comme dans deux autres ouvrages de Luz : Catharsis (Futuropolis, 2015) et Indélébiles (Futuropolis, 2018).


On admirera les scènes de sexe, superbes.

On appréciera les séquences "rewind" donnant la voix à Bleach. Elles rappellent les séquences avec la femme à la buche dans les saisons 1 et 2 de Twin Peaks.

C’est rageur, subversif, angoissé, électrique, un peu tordu et très tendre. C’est bourré d’empathie, blindé de désirs.

C’est un de ces ouvrages, aussi, qui montrent que la pop culture est une vie. 


C’est bien plus qu’une adaptation. C’est une réincarnation – une notion ô combien prégnante dans l’histoire du rock et des rock stars -. 


Pour finir, on précisera que ce n’est pas fini. On se doute bien, en effet, qu’il est impossible d’adapter les trois tomes de la trilogie romanesque en un seul volume graphique. Un second suivra. Celui-ci adapte la totalité du premier roman, et le début du deuxième.


 


Vernon Subutex – Première partie, par Luz et Virginie Despentes, Albin Michel BD, 304 p, 29.90 €, version numérique 20 €



A voir aussi :
Une des nombreuses interviewes que j'ai réalisées avec Virginie Despentes. Ici en 2010, à l'époque où je travaillais pour le site Rue89, à la parution d'Apocalypse Bébé


(Voir la vidéo) 



21 novembre 2020

"La révolution, ça commence par l’écriture" : Jean-Patrick Manchette, not dead

Cette année 2020 marquait les 25 ans de la disparition de Jean-Patrick Manchette. Un des romanciers français les plus importants de son genre, et de son temps. Raison pour laquelle plusieurs ouvrages ont été (re)publiés.  
J’avais écrit le long article qui suit en février dernier, pour le magazine L’Officiel Hommes. Commandé à l’occasion des hommages anniversaires, il m’avait amené à interviewer Jacques Tardi, Nicolas Mathieu (prix Goncourt 2018), François Guérif, Philippe Labro, Frédéric Paulin et Nicolas Le Flahec. Et à mettre en perspective une œuvre magistrale.
L’article a été victime de la Covid-19, et n’a pas été publié (si vous saviez le nombre de sujets dans ce cas, chez nombre de journalistes même culturels…). J’en ai récupéré les droits, et le publie sur mon blog dans une version adaptée. Pour une ballade de week-end et de tout temps en manchettie, pour les fans comme pour les profanes. 

 


 

"Pour savoir écrire, il faut savoir vivre" : ces mots sont extraits d’une préface que Manchette donna en 1995, pour un roman qu’il avait aidé à faire publier dans la Série Noire. Un livre écrit par un ancien braqueur, Charles Maestracci, qui signait sous le pseudonyme d’Alexandre Dumal. Le titre : Je m’appelle reviens, n°2376 de la prestigieuse collection. Quelques semaines plus tard, le 3 juin, Manchette mourrait à Paris, à l’âge encore vert de cinquante-trois ans. Depuis, cette antienne, "Je m’appelle reviens", apparaît aussi comme un salut tout « manchettien ». Une disparition et un pied-de-nez, tout à fait dans l’esprit de l’homme, qui fut dans sa jeunesse un proche de l’Internationale situationniste. En écrivant « Pour savoir écrire, il faut savoir vivre », Manchette avait d’ailleurs adapté à sa sauce une citation de Guy Debord :
"Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre"
 
En 2015, quand sortait le film The Gunman, réalisé par le Français Pierre Morel avec une distribution internationale (Sean Penn, Idris Elba, Javier Bardem), on s’apercevait que vingt ans après sa mort, le nom de Manchette résonnait toujours : il s’agissait d’une adaptation de La Position du tireur couché, le dernier roman publié de son vivant. Un livre qui avait déjà été porté à l’écran en 1982 : Le Choc de Robin Davis, avec Alain Delon en tête d’affiche. L’acteur, déjà classé à droite, s’était entiché des polars du gauchiste Manchette, et avait joué dans trois films tirés de ses romans : Trois hommes à abattre (d’après Le Petit Bleu de la côte ouest), Pour la peau d’un flic (de Que d’os !) et Le Choc.
C’est que, voyez-vous, cet écrivain-là a autant attiré, divisé, que fasciné et intrigué.

La révolution "néo-polar"


 C’est que cet homme-là a tout simplement révolutionné un genre en France : le polar. En onze ans, et autant de romans. De Laissez bronzer les cadavres (coécrit avec Jean-Pierre Bastid) en 1971 à La Position du tireur couché en 1982, en passant par Nada (adapté par Claude Chabrol), L’Affaire N’Gustro, Fatale, et La Princesse du sang (inachevé, paru après sa mort en 1996). Manchette est celui qui, quarante ans après les "pulps" et les hard-boiled américains (Dashiell Hammett, Raymond Chandler), a dépoussiéré un polar hexagonal qui ronronnait un peu dans la France pompidolienne. Sa patte : une "intervention politique" revendiquée, une articulation réussie entre le "roman de gare", le marxisme (revendiqué), un style minimaliste, l’humour froid et noir, et un usinage qui allie une langue précieuse et une verve argotique. L’écrivain se distinguait de ses pairs par une activité théorique inlassablement, menée dans son Journal et dans ses nombreuses chroniques. C’est précisément cette activité qui expliqua cette longue parenthèse : entre 1982 et 1995, Manchette ne fit paraître aucun roman. Les seuls écrits qu’il reste de cette période, ce sont ses articles (publiés dans les revues Pilote, Hara-Kiri, Charlie, BD, Polar) et cette correspondance accrue avec ses amis, ses confrères, ses éditeurs : on en goûte la saveur dans l’ouvrage Lettres du mauvais temps – Correspondance 1975-1995 publié au printemps à La Table Ronde.

"Il adorait la bière belge"


Homme rare, du fait d’une longue période d’agoraphobie qui l’empêcha, à partir de la fin des années 1970, de mettre le nez plus loin que son palier, il était un forçat de travail. Philippe Labro était rédacteur en chef à RTL, et avait publié trois romans et réalisé quatre films (dont L’héritier) quand il est tombé sur Le Petit Bleu de la côte ouest. "Fasciné", il a illico cherché à en faire un film. Contact fut établi :

"Il n’était pas encore agoraphobe, nous nous sommes donc retrouvés dans un bistrot non loin de RTL. Devant un lapin-moutarde (qui est devenu un gag entre nous, et qu’on retrouve dans quelques romans), on a parlé cinéma, roman policier américain. J’ai été touché par sa sensibilité, sa fragilité, son extrême intelligence et son extrême culture"


Labro fit alors acheter les droits par un producteur, et les deux hommes commencèrent à travailler l’adaptation, accompagnés de l’écrivain et acteur Daniel Boulanger (futur membre de l’Académie Goncourt). Mais l’affaire traîna, et les droits ont fini par être rachetés par un autre producteur. Qui allait faire le film avec Alain Delon : Trois hommes à abattre. Aujourd’hui, Labro souligne avec une certaine émotion dans la voix que

"Le film ne ressemblait absolument plus à notre adaptation. Ni au livre, à mon avis… Mais entre temps, on avait établi un lien. Notre relation est devenue une belle amitié"



 C’est finalement pour son septième film, La Crime (1983), qu’il parvint à œuvrer avec son ami : sur un scénario original de Jean Labib, Manchette travailla au scénario et aux dialogues.

"Il m’a beaucoup apporté, admet-il aujourd’hui, et si c’est un film plutôt réussi, c’est en grande partie grâce à lui. Il y a des répliques dont je me rappelle par cœur, comme ce « Il est con, mais pas idiot » ». Pour lui, Manchette restera ce

"Bourreau de travail, et un homme méticuleux, courtois, aimable, toujours prêt à changer et à transformer s’il le fallait. Et en même temps, très sûr de ce qu’il écrivait. [...] On se voyait régulièrement. J’allais chez lui, je montais à pieds les cinq étages de son immeuble de l’avenue du Docteur Netter (Paris 12e). On faisait des séances de travail, trois-quatre fois par semaine. Jean-Patrick nous attendait avec son texte toujours parfaitement dactylographié. Car c’était un maniaque du texte propre, à l’alignement, au paragraphe et à la virgule près. C’était exaltant. Il était enjoué, on rigolait : il adorait la bière belge"


Tardi et Griffu


C’est un peu avant, au milieu des années soixante-dix, que Jacques Tardi avait rencontré Manchette. Déjà auteur de plusieurs albums, il était de cette foisonnante galaxie de magazines tels Pilote, L’Echo des Savanes, Métal Hurlant. Crée par Jean-Pierre Dionnet, ce dernier était dédié à la science-fiction, et il était question d’y insuffler un air de polar. "Ça ne s’est jamais fait, mais c’est sur cette base-là que j’ai rencontré Manchette", se rappelle Tardi, il était en train de terminer Fatale (qui parut en 1977, ndlr). On travaillait à l’adaptation de ce livre-là en bande dessinée. Au bistrot, en tête-à-tête. On buvait des demis, beaucoup de demis, et très rapidement on parlait d’autres choses, de cinéma par exemple". Et le dessinateur de poursuivre :

"De mon côté, je faisais le découpage, en fonction de ce qu’il me racontait. Je lui faisais des croquis. Il repartait avec ça, qu’il réadaptait et redialoguait, et ensuite moi je passais à une version définitive. A un moment, chose inexplicable : nous abandonnons, et passons à autre chose : Griffu. Manchette n’avait pas d’idées précises. Mais c’était l’époque du trou des Halles, des scandales immobiliers : on est alors parti là-dessus. Avec un personnage traditionnel de privé, qui va être vite dépassé par les évènements. Ça s’est passé comme ça"



Et Griffu fut publié dans une revue éphémère, BD, l’hebdo de la BD, qui exista à peine un an entre les automnes 1978 et 1979. Des romans de l’écrivain, l’illustrateur revendique

"Apprécier l’état d’esprit général. J’adhère tout à fait aux idées de Manchette. Par exemple : le malaise des cadres du Petit Bleu. Le type qui tourne en rond sur le périphérique, je trouvais que c’était une très belle idée. Tout ça c’était notre époque, ce qu’on en ressentait au moment précis du livre"

Et de l’homme, Tardi garde ce souvenir marquant :

"Cette précision sur les armes, que j’appelle son côté « Manufrance », qu’on retrouvera d’ailleurs dans tous ses romans. Ainsi, Griffu n’a pas n’importe quoi, il a un pistolet Mauser HSC, et Manchette écrit : « C’est une belle arme, ça contient huit cartouches calibre 32 ACP. Ça sert à faire des trous. Ça sert à mettre fin à des discussions »"


Exemple par l’image, dans la vidéo ci-dessous, extraite d’un sujet que je publiai sur Rue89 en 2010, à l’occasion de l’adaptation par Tardi de La Position du tireur couché.

(Voir la vidéo "Cours d'adaptation avec Tardi") 



"La révolution, ça commence par l’écriture"


Avant de sublimement devenir le créateur des éditions Rivages/Noir et le découvreur d’Ellroy en France, François Guérif était libraire et spécialiste du cinéma noir. Déjà directeur de collections (Red Label, Fayard Noir), il était rédacteur en chef de la toute nouvelle revue Polar quand, en 1979, il rencontra le fils de Manchette : Tristan Manchette, aka Doug Headline, alors journaliste spécialisé dans la science-fiction et les contre-culture (il est ensuite devenu éditeur traducteur, réalisateur). C’est par lui que le contact fut établi avec le père. Guérif se rappelle :

"En fait, on ne s’est pas tellement vus, puisqu’il était agoraphobe. On avait un échange très régulier au téléphone. Il aimait beaucoup parler. C’était toujours extrêmement agréable. Il avait une voix extraordinairement douce et très séduisante. Et une discussion de plus érudites"


De ces douceurs et éruditions, propres aussi à Guérif, naquit une profonde amitié. Raison pour laquelle le fils choisit Rivages pour faire éditer en 1996 La Princesse du sang, roman posthume et inachevé, et non la Série Noire à laquelle son père avait toujours été fidèle. Aujourd’hui, François Guérif rit quand il se souvient avoir

"Réussi à le filmer pour une émission. C’était un début d’hiver, on l’avait emmené dans le bois de Vincennes, plus on s’éloignait de la Porte de Vincennes plus il avait peur ». Et tient à surligner : « Il a choisi un domaine, celui du polar. Il avait une réflexion politique, littéraire, sur ce qu’était la littérature et ce genre littéraire-là, en disant par exemple que « la révolution, ça commence par l’écriture ». Manière de dire que ce n’était pas parce qu’on mettait en scène des gens aux idéaux magnifiques ou des flics pourris qu’on faisait un bon polar"


Et l’ami de poursuivre : "Il a poussé cette démonstration très loin avec La Position… Il m’avait dit en interview : « J’ai fait exprès de prendre le sujet le plus con, un tueur qui veut quitter son organisation, pour prouver que d’une histoire bête on peut faire un bon roman par l’écriture »". Quelques temps après, c’est Manchette, dans un article pour Libération le 7 juillet 1987, qui relança les ventes d’un livre qui, alors, était un échec commercial : Lune sanglante, le premier livre de James Ellroy traduit en France. Chez Rivages… Guérif et Manchette étaient et restent des passeurs de textes. 



"C'est par ça, et pour ça, que je me suis mis à écrire du roman noir"

 

Malgré lui donc, cet homme-là initia une école : on l’appelle "néo-polar". Allaient s’y engouffrer des hommes un tantinet plus jeunes : Jean-Bernard Pouy, Thierry Jonquet, Didier Daeninckx, Patrick Raynal, Serge Quadruppani. Plus tard, ce fut Jean Echenoz qui revendiqua être marqué par cet écrivain, avec qui il échangea d’ailleurs quelques missives. Aujourd’hui, plusieurs revendiquent être ou avoir été sous influence manchettienne. C’est le cas de Nicolas Mathieu, né en 1978, prix Goncourt 2018 pour son deuxième roman, Leurs enfants après eux. Dont le premier livre, en 2014, était un roman noir : Aux animaux la guerre. S’il avoue avoir "adoré tout de suite" des œuvres comme Nada ou Le Petit Bleu…, découverts à 21 ans, il parle de "choc" en évoquant le recueil des Chroniques (Rivages, 1996) :

"Une théorie sur : à quoi sert le polar, sur la façon de se servir de récits criminels pour ensuite en faire autre chose… Manchette, c’est du roman accessible à tous, divertissant, et qui par la bande fait totalement autre chose : de la politique. Pour moi, il y a eu un avant et un après. C’est par ça, et pour ça, que je me suis mis à écrire du roman noir"


L’écho est le même chez Frédéric Paulin, née en 1972, dont la trilogie La Guerre est une ruse (éditions Agulo, entre 2018 et 2020) raconte le terrorisme islamiste en France depuis 1995 par le prisme du roman d’espionnage et de fait-divers :

"Il y a une intrigue, et une analyse du monde (la rénovation de Paris, la corruption, etc), mais on sent que tout ça prend corps dans une problématique bien plus large, sociale, politique. Le tout avec un humour qui lie le cynisme et la violence"


Alors : comment, dans la France du XXIe siècle, ne pas faire le lien avec… Michel Houellebecq (même s’il ne l’a jamais évoqué) ? Comment ne pas pointer une écriture qui, à des degrés divers chez les deux hommes, se distingue par sa neutralité et sa froideur apparentes, sa densité pastiche, cynique, pamphlétaire, passant au crible l’esprit de l’époque sans avoir l’air d’y toucher ? Ainsi, oui, Manchette est définitivement actuel. D’ailleurs, un universitaire bordelais devenu expert en manchettie en témoigne : Nicolas Le Flahec, un des anthologistes ayant travaillé sur les Lettres du mauvais temps, après une thèse et un ouvrage analytique sur son idole. Professeur de français au lycée pendant quelques années à Bordeaux, il faisait lire du Manchette à ses élèves. Aujourd’hui prof à l’Université Michel de Montaigne à Bordeaux, il fait de même. A chaque fois, et à son propre étonnement : ça « marche », se réjouit-il

"Ses personnages intéressent les jeunes, sa narration aussi. Je m’en suis rendu compte dans le cadre de lectures à haute voix : ça prend, ils rient. Nada est un livre qui les interroge même s’ils n’ont pas le bagage politique ou référentiel, car c’est aussi une réflexion sur le terrorisme. Ô dingos, ô châteaux ! et Fatale résonne toujours, car les deux héroïnes féminines intéressent très fortement les filles"



Ce quadragénaire de conclure :

"Cela renforce dans mon opinion qu’il y a tout plein de raisons d’aimer Manchette. On peut en avoir une lecture politique. On peut en avoir une approche intellectuelle. On peut rire. On peut être embarqué par la puissance de sa machine romanesque"



Pour (re)découvrir Manchette dans sa démarche, on regardera cette vidéo : un portrait datant de 1983. 


Lettres du mauvais temps – Correspondance 1977-1995, La Table ronde, mai 2020, 544 p, 27.20 €
Play it again, Dupond – Chroniques ludiques
, La Table ronde, mai 2020, 152 p, 23.20 €
Réédition de L’Affaire N’Gustro, avec une préface de Nicolas Le Flahec et une lettre inédite de J.-P. Manchette, en juin 2020, à la Série Noire (Gallimard), 224 p, 14 €

 

11 novembre 2020

Elections américaines : Luke Rhinehart, vainqueur littéraire

Nous avons passé des nuits entières, à attendre le dénouement des dernières élections américaines. Et ça n’est pas fini. Pour nous détendre, tout en pensant à des fous présidents, un roman arrivait à point nommé cet automne : Jésus-Christ Président. Une uchronie-comédie grinçante, signée par un auteur qui l’est tout autant : Luke Rhinehart. 

 



Une histoire alternative. C’est bien ça. C’est le sous-titre du titre originel de ce roman : Jesus Invades George : an Alternative Story.
Une histoire alternative, c’est l’essence même de la fiction, quand elle s’affaire autour du réel. Quand elle se base sur des protagonistes réels. Récents, même, dans le cas présent.  

Le livre : Jésus et George, deux "fils de"


Ce livre débute au ciel. Par un prologue où Jésus dialogue avec son père, Dieu. Vous ne rêvez pas : on parle bien de ces deux figures d’un autre livre, la Bible, et de deux des personnages majeurs du christianisme. Le fils se plaint que les humains n’ont toujours rien pigé, qu’il "suffirait d’un être humain, d’un seul, qui détienne un grand pouvoir et qui soit un de Mes vrais disciples. […] J’aimerais voir ce que ça donnerait si J’allais M’installer dans l’âme de quelqu’un qui aurait le pouvoir de changer les choses".
On notera les majuscules dès qu’elle vaut pour un terme, quel qu’il soit, qui concerne ce dieu. Il en sera de même quand il descendra du ciel. Pas le Père Noël, non. Jésus, le fils de.

Et c’est à la Maison-Blanche qu’il arrive. Visiter un autre "fils de" : George W. Bush, 43e Président des Etats-Unis. Nous sommes vers 2005, et il a été réélu il y a peu pour un second mandat. Après les campagnes militaires (Afghanistan, Irak) habillées en "guerre contre le terrorisme" ou autre "guerre contre le Mal", George W ne sait plus quoi faire, et s’ennuie. Plus que jamais téléguidé dans sa politique intérieure (ultra-libéralisme) et extérieure (l’US Army doit faire craindre les USA partout dans le monde) par ceux que l’on appelait ses "cerveaux" : Karl Rove, Dick Cheyney, et dans une moindre mesure Donald Rumsfeld. Guerre porté sur l’introspection, il est resté pieux, et prie. Et justement, ce matin-là, il se sent tout chose après sa génuflexion :

"Il eut l’impression que son corps se dilatait, puis il comprit que quelque chose entrait en lui… une Présence, comme un Être qui frissonnait dans le brouillard de son âme. Il eut peur, et sa peur grandit, devint terreur. Le brouillard intérieur se leva. Puis… Bam ! Il vit Jésus-Christ, au cœur même de son âme, qui le regardait fixement"

George a reçu une "Visitation". La suite sera une révélation, dans le droit fil christique de la chose.
Sauf que la révélation va devenir politique. Pour George comme pour les principaux protagonistes, pour le pays et pour le monde – notons que chacun, ici, ne sera jamais désigné que par son prénom : George (pour Bush Jr), Dick (Cheney), Don (Donald Rumsfeld). Dès le lendemain, briefé par ses "cerveaux" pour un discours important qu’il doit prononcer, la réplique présidentielle fuse : "Ce discours, c’est un gros tas de conneries, Dick". Pourtant, George lui-même n’est pas en accord avec ce qu’il vient de dire… Et pour cause : "Jésus était intervenu. Il ne se contentait plus de regarder, Il avait pris le contrôle de l’âme de George". Et d’enchaîner :
"Vous allez déclarer un cessez-le-feu immédiat et unilatéral, et annoncer que le gouvernement des Etats-Unis a décidé de reconnaître la souveraineté de l’Irak et de ramener ses troupes à la maison"
 

Durant sa présidence (2001-2009), on a souvent mis en doute les capacités intellectuelles de George W. Bush. Aux Etats-Unis comme en France, où les sketchs avec "Monsieur Sylvestre" et "Double U" furent un régal.

 



Il fut dit, également, que le véritable George W. Bush fut sujet à une crise mystique au mitan de son existence.

Eh bien c’est à tout ça que répond ce roman, par la satire littéraire.
Désormais, Jésus parle à la place de George. Jésus parle dans George. Luke Rinehart de s’en amuser à gogo. Voire ceci, quand c’est au président de parler :

"Sans hésiter, Jésus répondit"
"dit calmement Jésus tandis que George, en son for intérieur, geignait"
"Jésus avait annoncé par la bouche de George qu’il avait changé d’avis"


Satire et uchronie


Un temps, George se battra contre lui-même, enfin contre ce Jésus qui se met à parler à travers lui. Et à énoncer des idées contraires à ses principes capitalistes, à l’opposé de ce dogme patronal, militaire et bancaire dont les Etats-Unis sont pourtant la fille aînée.

Quel est ce "nouveau programme" ? Se fera-t-il à cette visitation ? Comment s’en jouera-t-il ? George a-t-il perdu les pédales à jamais, ou a-t-il changer ? Comment va réagit l’Amérique, société marquée au fer de la croyance au marché et en un dieu ? Vous verrez tout cela en lisant et en riant durant plus de quatre cents pages. Qui sont autant une comédie de caractères – les salons du pouvoir, mais aussi le couple Laura et George Bush, avec des scènes privées d’anthologie – qu’une politique-fiction et une uchronie. Vous suivrez le George de Luke Rhinehart de Washington en Irak, en passant par les territoires palestiniens, Israël, l’Angleterre. On verra comment George y devient un miraculé. Plusieurs fois. Un miracle. Un peu comme un messie, donc. On verra comment, se voulant plus démocrate que les Démocrates, George embarrasse son propre camp. Tout ça parce qu’il a eu la révélation : pour que les Américains soient à nouveaux aimés, il faut qu’il fasse le bien, sans guerroyer, en éduquant, en pardonnant. Et si Jésus lâchait George… Ou si, tout simplement, les services de renseignements (car tout de même, nous sommes en Amérique) n’allaient pas parvenir à tout foutre en l’air ? Sans compter les coups tordus des autres cercles du pouvoir…

Jésus-Christ Président raconte comment, pour tou.te.s les chef.fe.s d’Etat du monde, se pose la question de la trace dans l’Histoire, à travers ceci : pour cela, vaut-il mieux être aimé, ou être craint ?

Certes, le camp républicain s'en prend plein les mirettes, mais on ne dira pas, pour autant, que le roman est partisan. Il a juste choisi le parti d’en rire. Certes, Jésus-Christ Président souffre de longueurs, mais le rythme soutenu et les dialogues ironistes sont un plaisir. Il raille la place du capitalisme et des lobbys religieux dans cette nation. Il interroge le poids symbolique des hommes présidentiels dans cette nation. Chaque campagne présidentielle outre-Atlantique montre à quel point les églises évangélistes comme les pratiquants conservateurs des religions chrétiennes sont du côté des idées complotistes, nationalistes, ou contre-révolutionnaires. Chaque fois, on vérifie comment un des deux candidats va chercher à capter cet électorat-là.


Là aussi, ce roman est une réponse. Par le rire.

L’auteur  


Luke Rhinehart s'était fait connaître en 1971 avec L'Homme-dé : un roman semi-autobiographique devenu culte, plusieurs fois réédité chez nous entre 1973 et 2019 (au Seuil, puis à L’Olivier, et désormais aux Forges de Vulcain, éditeur de grande envergure en termes de littérature de pop culture).
Jusqu’à 2015, en France, il était considéré comme "writer’s writer", un "écrivain pour écrivain", comprenez un auteur reconnu par ses seuls confrères. Puis il y eut la réédition de L’Homme-dé en 2015, dans la collection « Replay » des éditions de L’Olivier. François Busnel, alors à la tête du magazine Lire, s’intéressa à lui dans son émission « La Grande librairie ». De même qu’Emmanuel Carrère dans la revue XXI.



Ainsi connut-on mieux George Powers Cockcroft, né en 1932 à Albany (Etat de New York), ancien professeur de littérature devenu psychiatre puis écrivain. En 1953, il avait écrit un roman, non publié, avec un personnage nommé Luke Rhinehart. Pour les livres suivants, cela devint son nom de plume. Depuis longtemps, pour pimenter son quotidien, il jouait aux dés, pour provoquer le destin. Un soir à la fin des sixties, il en lança un, comme ça, au retour d’une fête. En se disant que si le 1 sortait, il faisait ce qu’il voulait (aller toquer chez sa voisine pour coucher avec elle). Ce fut le 1. Depuis, il a toujours un dé sur lui, qu’il lance pour décider de ses actes. C’est même ainsi qu’il a rencontré sa femme. Il le raconte dans L’Homme-dé, livre qui allie autobiographie et contre-culture de l’époque.

Paru en 2018 aux Forges de Vulcain, Invasion n’est que le troisième de ses onze livres à y être traduit (il y eut aussi L’Odyssée du vagabond, Robert Laffont 1984).
Surfant entre références pop et science-fiction, il y imagine, de nos jours, les Etats-Unis envahis par des IA prenant forme de "boules de poils intelligentes", qui pratiquent un genre nouveau d’insurrection, guidées par un principe : faire les choses juste "pasquecérigolo". Invasion est une parabole sur les Anonymous, sur les fakes news, sur la parano américaine aussi.

Jésus-Christ Président est paru en 2013 aux USA, soit peu après la réélection de Barack Obama. Traduit en France en cet automne 2020, il paraît dans un contexte d’élections… dont on connaît le résultat sans pour autant connaître le dénouement !

Raison de plus pour rire. Et donc : le lire !


Jésus-Christ Président
(Jesus Invades George : an Alternative Story) de Luke Rhinehart, trad. Francis Guévremont, Aux Forges de Vulcain, octobre 2020, 464 p, 20 €, version numérique (Epub) 12.99 €
 



27 juin 2016

Maurice G. Dantec, et pourquoi je l’aime malgré tout



Au moment où Michel Houellebecq s’expose (c’est très réussi) au Palais de Tokyo, avec entre autres des reproductions de scanners prouvant que, contre toute attente, sa santé est bonne, c’est l’écrivain français qui lui était sans doute le plus comparable dont on apprend ce lundi la mort : Maurice G. Dantec.

28 mars 2016

Hommage à Jim Harrison (vidéos)

(De La Nouvelle-Orléans, USA) Jim Harrison était un cœur. A ce point que le sien n’a survécu que quatre mois au décès de son épouse, fin 2015. Venant d’apprendre le décès de cet ogre de vie et de littérature, qui m’a frappé en plein reportage en Louisiane, je me rappelle ce roman, « Une Odyssée américaine » (2009), qui inventait un nouveau nom pour chaque État des USA.

21 février 2015

Hommage à Abdel-Hafed Benotman, l’éternel souriant, écrivain gardé à vie

Abdel-Hafed Benotman (DR)Il arrive que les bons signes drainent une mauvaise nouvelle.

 Ces derniers jours, alors qu’il était hospitalisé depuis plusieurs semaines, les nouvelles se faisaient (très) légèrement moins pires, et aux dires de ses rares visiteurs autorisés, il arborait lorsqu’il était éveillé ce regard perçant et ce sourire de victoire que lui savent tous ceux qui le connaissent.

26 novembre 2014

France-Allemagne de football : et à la fin, c’est la littérature qui gagne

Ce mercredi soir aura lieu une confrontation franco-allemande en Champions League : Bayer Leverkusen-Monaco, match retour après la victoire monégasque 1-0 lors de la première journée. L’occasion de se replonger dans un autre chapitre de cette histoire qui, en football, est « kolossal ».

 

L’occasion de se retourner sur le 8 juillet 1982. Grâce à « Jeudi noir » de Michaël Mention.

30 septembre 2014

Mercato : l’écrivain Bernard Chambaz nouvelle recrue… du Red Star

 

Quand j’irai à Bauer, et je m’y rends très souvent, j’aurai un nouveau voisin, parmi les mille ou mille cinq cent présents à chaque match.
Et vous aussi, quand vous irez voir jouer le Red Star à domicile (message à ceux qui ne sont jamais venus : mais qu’attendez-vous ?!), vous verrez un nouveau visage.

12 septembre 2014

Après « De rouille et d’os », Craig Davidson a toujours le verbe qui cogne

Le Canadien, reconnu depuis son adaptation au cinéma par Jacques Audiard, est de retour avec son deuxième roman, le superbe Cataract City. Il est un des grands invités du Festival America.

De la boxe, des remords, de la rédemption, des hommes qui apprennent la vie dans la douleur et la violence : aucun doute, c’est un roman de Davidson.

10 août 2014

Polar : Le Poulpe, bientôt vingt ans et still alive

Il aura bientôt vingt ans : c’est en 1995 qu’était né le Poulpe –personnage et série. Bientôt vingt ans, et 286 tomes pour le personnage inventé par Jean-Bernard Pouy et quelques autres, dont paraissent quatre ou cinq aventures par an.

La « saga » compte toujours des fans (j’en suis). Elle est toujours de qualité inégale, conséquence logique d’une série où chaque épisode est signé par un auteur différent. Mais elle reste de qualité globale significative.

08 septembre 2013

En France, la rentrée littéraire offre un fils à McEnroe

En ce week-end final de l’US Open de tennis (finale dame ce dimanche, finale messieurs demain), parlons ici d’un roman dont le pari, hautement tenu, est d’entrelacer tennis, politique française et histoire familiale. Le tout, principalement, dans les années 1980-1990, celles de McEnroe donc, mais aussi de Lendl, Wilander, Noah, ou encore de Sabrina (« Boys, Boys, Boys », tous les garçons s’en rappellent), de Cock Robin, de toutes ces hits dont on aurait honte peu après, ou encore du triomphe absolu de Mickael Jackson.

15 août 2013

Polar : le Poulpe, une certaine idée de la culture pop et de la littérature populaire

Dix-huit ans. Voilà dix-huit ans qu’il est le héros de près de 280 romans très inégaux, formant au final une série tout à fait ludique et potable de romans populaires.

Une série qui correspond à la politisation d’une génération (la mienne, celle qui arrive à la quarantaine). Une série qui correspond au renouveau de la mode du polar, en France, dans les années 1995.

04 août 2013

1995 – 2013 : Le Poulpe, une histoire de la France

Avant de prendre des nouvelles fraîches des derniers opus (article à venir ici très bientôt), un rappel des faits n’est peut-être pas inutile sur l’histoire du Poulpe ! Un personnage, une série, deux destins unis qui en disent long sur l’histoire d’un genre littéraire, sur la notion de série, et sur l’évolution de l’édition en France.

17 mars 2013

«Impurs», le nouveau David Vann : la mort lui va si bien

Il avait été prix Médicis étranger 2010 à la surprise générale avec « Sukkwan Island », puis un des évènements de la rentrée 2011 avec « Désolations ». Son nouveau livre paraît en France au moment des dernières neiges de l’hiver.

 Du nature writing au drame familial

«Impurs» en scotchera plus d’un. La fournaise du soleil californien sous lequel cuit ce psychodrame familial est aux antipodes des neiges alaskiennes de «Sukkwan Island», et de la nature claustro et menaçante de «Désolations».

02 février 2013

Rentrée littéraire : l’occasion d’une ode à Hubert Haddad

Il a écrit sur la Palestine, sur l’Afghanistan, sur la mythologie, sur les hommes, sur les femmes. Et à présent, sur le Japon.

Il est un écrivain voyageur, un poète, un surpuissant manieur de langue, et est aussi un des noms les plus réguliers du calendrier éditorial français : un roman tous les dix-huit mois, au minimum. En cette rentrée littéraire, il en donne carrément deux, qui sont liés entre eux : «Le Peintre d’éventail» et «Les Haïkus du peintre d’éventail». Un roman à deux étages, en fait, qui est un de mes gros coups de cœur de rentrée. Et l’occasion de saluer un auteur essentiel de notre époque : Hubert Haddad.

11 janvier 2013

Rentrée 2013 : Ben Fountain, George Bush, et les GI en rock stars

Après un coup de cœur français, un grand plaisir de lecture venu d’ailleurs. Des Etats-Unis. « Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn » est un des romans américains portant sur les interventions militaires en Irak ou en Afghanistan que vous pourrez lire en cette rentrée : on reparlera ici de Kevin Powers ( « Yellow Birds « , Stock), de Nick McDonell (« Mission accomplie » et « Le Prix à payer », Flammarion) et de Stephen Dau (« Le Livre de Jonas », Gallimard, mi-février).

02 janvier 2013

Festival « Lire en Polynésie »: découverte d’une littérature, et d’une culture vive

Retour sur un bel évènement de fin 2012. C’est une expérience tout à fait saisissante à laquelle je fus convié, cette première semaine de décembre: « Lire en Polynésie » à Papeete. Un salon du livre rassemblant une trentaine d’auteurs et d’illustrateurs, adultes et jeunesse, venus de Polynésie, de Nouvelle-Calédonie, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, de France.

31 décembre 2012

La si belle histoire de Donald Ray Pollock, auteur du livre de l’année 2012

Un jour de fin octobre, toute la rédaction de Lire en fit son favori pour le « Livre de l’année ». Pour moi aussi, « Le Diable, tout le temps » est le livre de l’année 2012. Décryptage d’une histoire qui doit à la littérature, à l’édition, mais aussi aux festivals littéraires.

Paru chez Albin Michel en mars, dans la si belle collection Terres d’Amérique, ce roman était le deuxième de son auteur, Donald Ray Pollock.