21 février 2015

Hommage à Abdel-Hafed Benotman, l’éternel souriant, écrivain gardé à vie

Abdel-Hafed Benotman (DR)Il arrive que les bons signes drainent une mauvaise nouvelle.

 Ces derniers jours, alors qu’il était hospitalisé depuis plusieurs semaines, les nouvelles se faisaient (très) légèrement moins pires, et aux dires de ses rares visiteurs autorisés, il arborait lorsqu’il était éveillé ce regard perçant et ce sourire de victoire que lui savent tous ceux qui le connaissent.


Mais son cœur, qui selon les médecins ne fonctionnait plus qu’à 25%, n’a pas résisté à une nouvelle opération. Hier, 20 février, la douleur a emporté son cœur, son pouls, sa vie. Et les larmes de ses proches, de ses camarades et de nombreuses personnes (lecteurs, lycéens, auteurs, responsables culturels) qui l’avaient croisé.

Les pensées et témoignages vont à son épouse Francine, à ses intimes, sa famille, ses proches. A son éditeur chez Rivages, François Guérif, demeuré fidèle et aux nouvelles. A l’attachée de presse de ses débuts, Agnès Guéry, toujours restée à ses côtés. A l’écrivain Jean-Hugues Oppel, très tôt mobilisé, lui qui avait parrainé et postfacé le premier livre publié d’Abdel-Hafed Benotman (« Forcenés », préfacé par Robin Cook, grand du roman noir british ; édité chez Clô en 1993, réédité chez Rivages./noir en 2000). A ses éditeurs et éditrices par la suite (mention à Natalie Beunat). A celles et ceux, visiteurs, amis et camarades, qui créèrent une « mailing list » qui depuis trois semaines permit d’avoir quotidiennement de ses nouvelles -à eux un grand merci pour la vie qu’ils y ont mis.

 Né à Paris le 3 septembre 1960, Abdel Hafed Benotman est le dernier né d’une famille de quatre enfants, de parents algériens arrivés en France dans les années 1950. Il passe son enfance dans le 6e arrondissement de Paris. Il connaît son premier séjour en prison à l’âge de 16 ans au Centre de Jeunes Détenus de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. À sa sortie, il occupe différents petits emplois : livreur-manutentionnaire, chez un fleuriste et dans le prêt-à-porter. Bientôt, il replongera. Ces débuts dans ses vies, il les écrivit dans une autobiographie parue en 2004, « Eboueur sur échafaud », son deuxième ouvrage (Rivages).

Couverture de "Eboueur sur échafaud"

 

En 1979, arrêté à la suite d’un braquage, il fut condamné à deux fois sept ans de prison, qu’il effectua dans différents centres pénitentiaires, dont celui de Clairvaux Il refusa le travail obligatoire en prison, mais participa à des ateliers de théâtre. Ce devint alors sa passion, puis à jamais une part importante de ses activités : comédien dans des pièces de Tchekhov ou Hugo, animateur d’ateliers de théâtre destinés aux personnes âgées aussi bien qu’aux personnes handicapés ou aux jeunes en voie de réinsertion. Durant les années 1980, il effectua une partie de ses activités à Troyes, qui est ma ville natale. Je ne l’y ai pas connu, mais j’ai bien connu des personnes qu’il côtoya au Théâtre de la Pierre Noire, une troupe où on me parlerait de lui en 1990.

 

Une année où il fut condamné à huit ans de détention pour vol. C’est lors de cette peine qu’il devint militant anti-carcéral. C’est aussi durant ce séjour à l’ombre qu’il écrivit les nouvelles du livre « Les forcenés ». A la question « Pourquoi des nouvelles ? », Benotman répondra toujours : « Parce que, de l’intérieur, c’était le seul format qu’on pouvait faire passer facilement à l’extérieur, au cours d’un parloir ».
« Forcenés » est un superbe recueil, alternant la rage, l’humour, la violence, la malice, et le romantisme actif dans un lexique très politique.
Une patte à l’œuvre dans son autre recueil : « Les poteaux de torture » (Rivages, 2006).

Couverture des "Forcenés"

J’avais connu l’homme en rencontrant le militant, puis l’écrivain. C’était en 1999. Je travaillais alors sur Fréquence Paris Plurielle, radio associative et militante du nord de Paris. J’y réalisais et montais des reportages d’actu, et animais l’émission francilienne du réseau antifasciste Ras l’Front, ainsi qu’ « Enjoy Polar », une émission hebdomadaire où Benotman répondit à mon micro pour chacun de ses trois premiers livres. De  son côté, il intervenait dans une émission anti-carcérale qui grâce à lui deviendrait aussi un journal : « L’Envolée ». Durant ces années, Abdel-Hafed se consacra à l’écriture (romans et théâtre), à militer contre les conditions d’incarcération, et à animer des ateliers (il travaillait parfois pour l’association « Dire, Faire contre le racisme », parrainée par Danielle Mitterrand). Il devint même un personnage (beau mec, gouailleur, pouvant dégainer une citation en de nombreuses situations) en vue, dont les livres étaient optionnés par le cinéma.

 

Puis, les 22 octobre et 12 décembre 2003, ainsi que le 2 janvier 2004, il effectua quatre braquages dans des agences bancaires à Paris. Avec (selon les sources) tantôt un sac contenant des explosifs, tantôt… un faux flingue. Butin :  22.319 €. Il fut arrêté, et détenu jusqu’en 2007. Il voisina un temps avec Jean-Marc Rouillan (Action Directe) à Fresnes. Il avait réclamé (et obtenu, grâce aux soutiens de ses proches) un ordinateur dans sa cellule afin de pouvoir écrire. C’est en détention qu’il mit une bague au doigt de sa compagne, Francine, en 2005.

 

Au total, Abdel-Hafed Benotman aura passé la moitié de sa vie derrière les barreaux, en trois incarcérations.

C’est en prison qu’il contracta, en 1996, un double infarctus qui le laisserait à jamais en insuffisance cardiaque.
En outre, depuis 1994 et l’application de la loi Pasqua sur la nationalité et la double peine, Benotman était sans papiers, et était toujours sous la potentielle menace d’une expulsion. Une situation plus complexe encore depuis la loi du 20 novembre 2007, relative à la maîtrise de l’immigration, à l’intégration et à l’asile, quand les commissions du titre de séjour furent suspendues : l’homme fut alors au centre d’un imbroglio ubuesque entre différentes administrations françaises, qu’il m’avait raconté pour un article sur Rue89 quand j’y travaillais.

 

Certes, Benotman est un multirécidiviste. Certes, Benotman est une bonne partie du Code Pénal à lui tout seul. Mais à lui seul, comme son simple vécu en témoignent, et comme ses écrits le signent, il est l’illustration d’un acharnement administratif qui fabrique sciemment des récidivistes dans les classes sociales qu’un pouvoir veut annihiler (et pas besoin d’avoir lus tous les livres de Giovanni ou Knobelspiess pour le comprendre). Un acharnement qui s’appelle vengeance. Et je connus assez bien Benotman pour savoir son degré zéro dans la vengeance envers le genre humain.
« Otez son identité à un homme et vous l’empêchez de vivre », écrivait Marguerite Duras. Admirateur mesuré de cette auteure, mais admirateur quand même, Benotman a écrit et montré sa force à vivre contre un système, contre lui-même souvent, et face aux facettes, si complexes et si complémentaires de son identité familiale, personnelle, politique.

 

Je me rappelle sa fidélité envers le camarade militant, puis le journaliste que je suis pour lui.

Je me souviens à jamais sa poésie.

Et je me dis qu’il est gardé à vie. A jamais de ces gens de qui, dans le futur, il conviendra de parler au présent.

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