26 janvier 2015

«Discours à la nation» au Rond-Point: le bon sens du théâtre politique

L'affiche du spectacle
Nous sommes toujours « Charlie ». Nous sommes toujours entre solidarité, rage, recherche d’utopies, de paix et de solutions. Entre rire jaune et rire vrai.
Cette pièce tombe à pic, entre théâtre de l’absurde, incantation politique, et pur bonheur de jeu de scène. Elle se joue à Paris (Théâtre du Rond-point) jusqu’au 1er février, avant de se jouer aux quatre coins de la France et de la Belgique jusqu’à fin avril.

 

Elle est ce qu’il faut pour voir un beau texte en hiver ; du sens, du jeu, pleins de verve.

 

Au départ, « Discours à la nation » est une somme de monologues typiques du théâtre italien né de Dario Fo dans les années 1980 : ce « théâtre-récit », ou « théâtre de narration » aux accents politiques et situationnistes. Ascanio Celestini, l’auteur du spectacle que j’évoque ici, est devenu très engagé, puis reconnu en Italie, et écrit ce genre de théâtre. Écrivain et dramaturge, ses textes sont publiés en romans par Einaudi, et il a aussi sorti un album de chansons, plusieurs documentaires, et a lui-même adapté son roman « La Brebis galeuse  » (2010). En France, six de ses textes ont paru Aux éditions Théâtrales, au Serpent à Plumes ou chez Notabilia depuis « Luttes des classes » en 2013.

La couverture du livre

Cette version française de « Discours à la nation » rassemble des textes publiés en 2011 de l’autre côté des Alpes, et des monologues politiques et satiriques écrits ensuite par l’auteur. Ce sont ces derniers, une huitaine, qui sont interprétés par David Murgia depuis plus d’un an, entre France et Belgique.

 

Ça commence comme de l’Henri Michaux, avec des personnages indéfinis, métaphoriques et universels. Puis la satire arrive et ça se politise nettement, et le spectacle se place alors délibérément sous les augustes références de l’immense Jonathan Swift, l’auteur des « Voyages de Gulliver » -à qui Celestini rend hommage dans un texte démarqué sur celui où Swift expliquait que la misère serait éradiquée en Irlande quand on y mangerait les bébés- et Antonio Gramsci, écrivain et cofondateur du Parti communiste italien en 1921 (dont il est, forcément question dans le récent film « Pasolini » d’Abel Ferrara, plusieurs fois cité sur scène.

 

 


Extrait Discours 2 par hubartus89

 

On est saisi dès le deuxième monologue de ce spectacle, « Camarades », où un tribun s’adresse à un foule imaginaire et se pose comme gouvernant (candidat ? patron ?) et, à travers un réquisitoire satirique et glacial, démontre par la maïeutique comment le libéralisme a retourné le vocable et la rhétorique des ouvriers contre eux, comment ensuite il a retourné le prolétariat (par exemple un ouvrier) contre un nouveau sous-prolétariat (par exemple, un travailleur immigré). Comment les inventeurs de la lutte des casses, les marxistes, ont pour le moment perdu la guerre des mots, et comment les tenants du libéralisme ont su baisser la valeur des idéaux en abaissant le sens de toute chose.

 

La suite est aussi satirique, mais peut-être plus burlesque  emprunte d’un jeu de gestes et de monologues jouant sur le comique de répétition. A l’écoute, on croit parfois entendre des échos de Prévert.

 

« Discours à la nation » est interprété par David Murgia, qui évolue sur une scène où s’empilent des cageots, disséminés çà et là. Il les bouge au gré des besoins et de la situation, parfois d’un air déterminé et selon une logique qui lui est propre. Il lui arrive de monter dessus pour interpréter un texte. Il arrive aussi que, empilés, certains de ces cageots figure un miroir, un animal, ou un homme.

 


Une mise en scène minimaliste et étudiée, qui figure un monde bordélique contrecarré par des mots, politiques et en délire, qui finissent par tomber droit et par faire sens. Le soir où j’ai vu la pièce –trois jours après les exécutions à Charlie-, Murgia est même parvenu à s’amuser de deux micros tombant en rade, n’oubliant alors son propre texte que très peu. C’est dire si, d’un monologue à l’autre de ces extraits choisis du livre de Celestini, la colonne vertébrale tient un haut niveau de sens.

 

Le comédien est accompagné à la guitare par Carmelo Prestigiacomo, auteur d’une musique électrique légère, chargée de ponctuer la succession de textes divers qui composent pourtant une œuvre cohérente.

 

Un jeu simple, à froid et subtil, un texte politique résonnant dans les actualités les plus récentes : par ces mots et par ces notes, par cette mise en scène surprenante, ces monologues somme tout complètement tapés (notamment « Silhouettes », avec cet homme froid comme la mort qui nous parle de son flingue et de nos pulsions de mort à tous), « Discours à la nation » est un texte abstrait, intemporel, capable de vite se greffer sur une situation politique actuelle, ou sur nos vies universelles. Entre rire salutaire et vérités oubliées.

 

« Discours à la nation » d’Ascanio Celestini, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, Notabilia, 2014, 263 p, 19 €

« Discours à la nation » conception, texte et mise en scène : Ascanio Celestini
Interprétation : David Murgia
Composition et interprétation musicale : Carmelo Prestigiacomo
Théâtre du Rond-Point (Paris) jusqu’au 1et février, 21h – infos et prix : theatredurondpoint.fr
Quelques dates en France : les 17 et 18 mars au Centre Culturel de Saint-Nazaire ; 19, 20 et 21 mars au Grand T à Nantes ; 23 mars à la Halle aux Grains à Blois ; 31 mars au Théâtre des Bergeries à Noisy le Sec ; le 1er avril à l’Espace culturel André Malraux au Kremlin-Bicêtre

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