Quand ce roman reparut l’an dernier chez Pauvert, la poète rockeuse en écrivit la préface, où elle racontait la scène ci-dessus. Elle écrivait aussi :
Sans Albertine pour me guider, aurais-je fanfaronné de la même façon, fait face à l’adversité avec la même ténacité ?
Sans « L’Astragale » comme livre de chevet, mes poèmes de jeunesse auraient-ils été aussi mordants ?
C’était en 2013.
En ce 8 avril 2015, voilà que ce roman est une deuxième fois porté à
l’écran. Réalisé par Brigitte Sy, avec Leïla Bekhti et Reda Kateb dans
les deux rôles principaux.
Le roman : entre Genet et Despentes
Comme tous les écrits à venir d’Albertine Sarrazin, son premier roman « L’Astragale » fut –et reste- un écho féminin aux romans de Jean Genet. A 27 ans, son auteur fut la première femme française à raconter sa vie de prostituée et de délinquante, et son expérience en prison pour femmes. Publié en 1965, c’est un roman au souffle de liberté, basée sur l’histoire d’une jeune romancière, morte à 30 ans en 1967, qui fut souvent emprisonnée.
Elle s’y donne Anne comme prénom. A 19 ans, elle s’enfuit d’une prison pour mineure où elle était incarcérée avec Rolande, son amie et complice de hold-up. Elle saute d’un mur haut de dix mètres. Elle se brise l’astragale (cet os du tarse qui s’articule entre tibia et péroné). Incapable de marcher, est recueillie par Julien (vrai prénom, donc, de Julien Sarrazin), malfrat et bon garçon qui l’héberge et la planque chez sa mère. Pendant quelque temps, elle y reste sans soins, de peur d’être reprise, mais est nourrie et logée. Une idylle se noue avec Julien, mais celui-ci est persuadé qu’Anne, habituée aux relations lesbiennes, couche avec lui par intérêt : Anne a en effet rendez-vous avec Rolande, à l’extérieur.
Mais leur relation devient un amour un grand A, et pendant qu’elle doit demeurer cachée, lui doit souvent filer pour ses affaires. Bientôt logée chez une ancienne prostituée, la jeune femme va elle-même le devenir, et faire le trottoir une fois qu’elle aura appris à boiter sans canne.
Il se passera bien des choses.
Bientôt, les deux amoureux achètent une voiture et partent à l’aventure. Et il se passera encore bien des choses, dans un chassé-croisé entre deux amoureux, mais aussi entre leurs arrestations respectives.
« L’Astragale » est, pour le quadragénaire que je suis comme pour beaucoup, devenu une sorte de classique de la marge dès que je le lus à vingt ans. Ce n’est pas un hasard si je tombai dessus peu avant de découvrir « Baise-moi » de Virginie Despentes, comme tout le monde en 1994.
La question sexuelle y prend une certaine place, la politique de la liberté prend l’autre.
Anne semble s’être livrée à l’amour des femmes par substitution de celui des hommes, impossible en prison. De la prison de femmes, elle se souvient que
tout alla très bien jusqu’au jour où les histoires de cul sale s’en mêlèrent
À mesure que se précise la relation amoureuse avec Julien, « Rolande s’irréalise » :
Crois-tu que je me soucie encore de pèleriner aux sources de ton derrière, maintenant que d’autres moyens de jouir et de pleurer me sont revenus ?
La palette linguistique et rhétorique d’Albertine Sarrazin est large : de l’imparfait du subjonctif à l’argot. Avec force allusions et métaphores :
Le silence se mit à hurler, une épaisseur de cris me boucha la gorge ; je regardai mon pied, noir et blême, mon pied qu’on allait jeter à la poubelle. Et soudain, je réalisai combien je tenais à chaque cellule, à chaque goutte de mon sang, combien j’étais cellule et sang, multipliés et divisés à l’infini dans le tout de mon corps : je mourrais s’il le fallait, mais toute entière
Et une belle faculté de description :
noiraude, mince et ossue, avec peu de poitrine, des pommettes aiguës et colorées, l’œil petit et vif. Toute sa féminité lui vient des accessoires : frisettes, robe collante, talons épais mais hauts
La sensation et la douleur physiques sont au cœur de « L’Astragale ».
Ce sont même elles qui semblent en agiter toute l’écriture. Un roman à
vif qui, lu aujourd’hui, c’est un souffle de liberté, de féminisme et de
quasi punkitude.
Quelque part entre Jean Genet et Virginie Despentes.
Le film : entre « A bout de souffle » et « Les Nuits fauves »
« L’Astragale » avait déjà été adapté à l’écran, en 1969 par Guy Casaril. Marlène Jobert tenait le rôle d’Anne.
En 2015, Brigitte Sy a intelligemment coupé et adapté le roman, tout en respectant intégralement le traitement des personnages, leur (franc) parler ainsi que l’histoire et son esprit. Donc : l’auteur.
Oscillant entre scènes dialoguées et la narration d’Albertine (oui, ici, elle s’appelle Albertine) qui, elle, présente aussi le travail d’écriture de Sarrazin, le film est un portrait intimiste, fataliste, mais aussi politique : la France des arrestations de militants FLN, la détention, les trafics.
Sobrement mis en scène, dans un en noir et blanc qui rend son plein effet de reconstitution et de simplicité, le film libère toute la force de ses personnages. Et de ses acteurs. A un Reda Kateb sobre et fataliste répond une Leïla Bekhti alternant joliment l’amour, la furie, le respect des codes, la transgression, à l’aise sous toutes les perruques et avec bien des maquillages, jouant à merveille la jeunesse rebelle des années cinquante. Cette voix, ces sourires, cette justesse…
A l’élan du roman répondent le lyrisme et l’emportement d’un film qui a su capter de quel souffle il vient.
Après un premier long métrage en 2010 (« Les Mains libres »), il s’agit du deuxième film de Brigitte Sy.
Il faut voir ce film, qui comme souffle de liberté se situe quelque part entre « A bout de souffle » de Jean-Luc Godard et « Les Nuits fauves » de et avec le si regretté Cyril Collard.
Autour du livre
On ne regrettera qu’avec plus de forces que les autres ouvrages d’Albertine Sarrazin
ne soient pas réédités. Trouvables uniquement avec de la chance (les
bouquinistes) ou beaucoup de temps et de l’argent (internet), voire de
la persévérance (quelles bibliothèques municipales ont ces livres, en
France ?). De son vivant ou après sa mort, douze livres sont parus
d’Albertine Sarrazin. Le plus connu avec « L’Astragale » étant « La
cavale (Pauvert).
A noter qu’un spectacle rend compte de cette dimension, qui se joue à
Paris, au Théâtre de Poche Montparnasse, jusqu’au 3 mai : la reprise
d’une pièce montée en 2009 intitulée « Albertine Sarrazin », mise en scène par Manon Savary, interprété et chanté par Mona Heftre.
L’Astragale, réalisé par Brigitte Sy
Scénario : Brigitte DSy et Serge Le Péron
Avec : Leïla Bekhti, Reda Kateb, Esther Garrel,…
Produit par : Paulo Branco
Distribution : Alfama Films
Durée : 1h37
L’Astragale est disponible en poche chez Points, collection Signatures, 207 p, 8,30 euros
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