24 décembre 2020

"Les Thugs – Radical History" : la bio rusée d’un monument rock

Les premiers plans de la série Vernon Subutex sont portés par des cris et des jeunes, dans la nuit parisienne, mais aussi par des riffs rageurs de ce groupe-là : les Thugs, à travers le morceau "As Happy As Possible". Après, la voix off de Romain Duris déclame qu’ "On entrait dans le rock comme dans une cathédrale, c’était un vaisseau spatial cette histoire".
Les Thugs, c’est un grand nom pour les âmes rock. C’est aussi une énigme. Paru en novembre, Les Thugs – Radical History est la première biographie de ce groupe.

Virginie Despentes, l’autrice de la trilogie romanesque Vernon Subutex (bien plus forte que la série), signe une très belle préface à ce livre remarquable. Avouant que c’est en lisant un article sur eux, dans un fanzine en 1987, qu’elle saisit 

"l’importance d’écrire ce qu’on vivait, de le faire sans faire le malin, mais sans non plus faire l’économie de son plaisir. J’ai réalisé qu’écrire était à notre portée – et que si on le faisait bien on changeait celui qui nous lit, même si c’est un ami et qu’on discute tout le temps avec lui"


Pour elle, 

"Les Thugs ont été des serviteurs, et jamais des soldats, d’une passion de colère et de rage, mais aussi de vitalité et de sincérité" 

"Ils ne venaient pas pour la drogue, ils ne venaient pas pour faire un étalage d’égo, […] ils ne venaient pas déballer une masculinité potentiellement toxique, ils n’arrivaient pas en retard, ils ne venaient pas faire l’apologie de la bagarre ; ils venaient pour la transe, ils venaient pour la liturgie"



Un groupe si loin, si proche…


Pendant seize ans (de 1983 à 1999) et en huit albums, la formation angevine a été considérée, en Angleterre puis aux Etats-Unis, comme le seul groupe de rock français à stature internationale. Signé sur le label de Nirvana, Sub Pop, et soutenu par Jello Biafra des Dead Kennedys. Dans l’histoire du rock alternatif hexagonal, les Thugs sont aussi importants que Marquis de Sade ou Taxi Girl avant eux, ou que Bérurier noir, qui débuta d’ailleurs en même temps. Les Angevins ont su développer un style unique, tantôt punk, tantôt hardcore mélodique. 



Pour ma part, je l’ai découvert après son éclosion, au début des années 1990. Plus tard, j'eus même l'occasion d'interviewer ce groupe, pour des radios associatives diverses, autant pour leur activité musicale que pour leur engagement militant. Car ce groupe, dont les membres étaient peu loquaces, était néanmoins engagé, donnant par exemple des concerts de soutien à Vitrolles, pour soutenir le Sous-Marin, café-concert menacé de fermeture par la municipalité FN dès 1997.
Je fus et resterai marqué par ce mur sonique envoûtant, ces nappes de guitare, des sifflets en suspension, une batterie "locomotive" – comme dans ce superbe "And He Kept On Whistling" (1991).



 

Pourtant, si ce groupe garde un statut iconique pour celles et ceux qui l’ont vu ou entendu, il reste un mystère : certains albums (As Happy As Possible, Strike) se vendirent à 30 000 copies à leur sortie (chiffres – honorables - issus de l’ouvrage ici chroniqué), le groupe fit de grosses tournées en France et aux Etats-Unis, mais leur reconnaissance ne fut jamais celle de la Mano Negra, de Noir Désir, de Parabellum ou des Sheriff, autres groupes alternatifs français qui débutèrent juste après eux. Alors, comment expliquer cette trace qu’ils laissent – comme en témoigne cette tournée "No Reform Tour" en juillet 2008, où l’on vit trois générations se presser pour les revoir ou pour les découvrir ?

… avec ce livre au milieu


Cela ne s’explique pas. Mais ça se raconte, et c’est précisément ce que fait Patrick Foulhoux dans Les Thugs – Radical History. Journaliste dans la presse rock depuis trente ans (je voisinai avec lui dans la deuxième mouture du Rolling Stone français, entre 2002 et 2005), le biographe déroule les fils d’une histoire familiale, régionale, puis nationale et internationale. Une histoire à trois frères et deux-trois de leurs copains angevins. L’histoire d’une génération : celle où des jeunes, frappés par Pink Floyd et par la déflagration punk ou new-wave, bricolèrent des émetteurs pour faire des radios pirates, épousèrent le vent des radios livres et des disquaires indépendants, croisèrent un manager par ci et un petit label sans le sou par-là, puis trouvèrent la bonne formule pour créer un groupe. Ainsi sont nés tous les groupes alternatifs du monde – dans le rock, dans le punk, dans le rap -. L’histoire, aussi, du Do It Yourself" musical à la française - après tout, ce vent-là venait du punk et d’une notion britannique de la production rock -. 

 

L’ouvrage est en trois temps.
La première partie présente chacun des cinq membres historiques (les Thugs ont toujours été quatre, mais ont connu deux bassistes) : Eric, Christophe et Pierre Yves Sourice, Thierry Méanard et Gérald Chabaud. Puis quelques "personnages importants dans l’histoire du groupe" : Marsu, le légendaire manager de Bérurier Noir, Véro la première sonorisatrice, quelques-uns de leurs tourneurs et producteurs, ou encore le journaliste David Dufresne (oui, le réalisateur d’Un pays qui se tient sage et lanceur des alertes "Allo @Place_Beauvau - c’est pour un signalement" sur Twitter est un enfant du fanzinat et de la presse rock).



La deuxième est celle où Foulhoux retrace le parcours des Thugs. Dans une chronologie qui épouse celle de leurs albums. Un chapitre par album. L’originalité est aussi dans la forme : l’auteur s’efface derrière les figures citées ci-dessus. Le récit enchaine les " quotes", verbatim, témoignages, anecdotes, et autres souvenirs des acteurs et témoins. Lui-même intervient très peu – quelques paragraphes à peine. On navigue donc dans une sorte de subjectivité fidèle aux évènements et aux faits. On est embarqués in situ. C’est ainsi que nous revivons le film de cette aventure musicale. Celle d’un groupe radical, musicalement comme politiquement.
D’Angers en 1978 à Angers en 2008, en passant par Paris, Londres, Berlin, Seattle, la Californie ou la Grèce, la Radical History dévoile aussi bien les coulisses de la vie du groupe, son travail de création, sa façon de tourner, de vivre (de) sa musique, et de coller ou pas à son époque.

Un livre et une belle malice


Adopter cette forme, pour biographier un groupe dont les membres furent dans une telle économie de leur parole (pour mieux libérer les riffs et les idées) révèle une malice qui est aussi un sacré respect de son sujet. Donner un tel espace de verbe à des musiciens et chanteurs qui s’exprimèrent derrière un mur du son aussi beau : chapeau.
Ce qu’a fait Foulhoux est très rock, et d’autant plus sciant qu'en lisant ces récits, il est rigoureusement impossible de ne pas écouter les Thugs. D’ailleurs, la dernière partie du livre, celle où l’auteur reprend la voix, décrit de belle plumes ses dix morceaux préférés.

Première biographie des Thugs, ce livre est le deuxième édité par une nouvelle "maison d’édition radicalement rock", Le Boulon. Avançant un mode de financement participatif (Ulule), la maison avait publié en mars dernier Dreamworld, ou la vie fabuleuse de Daniel Treacy de Benjamin Berton.

On signalera pour finir que l’intégralité de la discographie du groupe a été réédité par le label Nineteen Something, où vous trouverez également d’autres informations sur les activités actuelles des anciens Thugs. Et, en précommande, le Live Paris 1999 qui devait sortir en même temps que le livre chroniqué ici, mais dont la date prévue est finalement le 15 janvier 2021.  



Ce livre, agrémenté de tous les morceaux et clips qu’on trouve sur Internet, vous fera patienter durant des fêtes... que je vous souhaite bonnes.

(Voir le film sur la "reformation") 

 

 

Les Thugs not dead !



Les Thugs – Radical History de Patrick Foulhoux, préface de Virginie Despentes, Editions Le Boulon, 288 p, 21 €



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