04 août 2013

1995 – 2013 : Le Poulpe, une histoire de la France

Avant de prendre des nouvelles fraîches des derniers opus (article à venir ici très bientôt), un rappel des faits n’est peut-être pas inutile sur l’histoire du Poulpe ! Un personnage, une série, deux destins unis qui en disent long sur l’histoire d’un genre littéraire, sur la notion de série, et sur l’évolution de l’édition en France.

Né en 1995 dans une série de « romans policier de gare », héros de près de 280 romans très inégaux, immortalisé à l’écran par Jean-Pierre Darroussin (en 1998, et depuis deux ans le bruit court toujours sur un nouveau film), existe encore, et est un de ces personnages de fiction que je retrouve, et chronique, régulièrement et un peu partout.

 

 

Le polar dans la France de Chirac

 

1995 : Chirac est à l’Elysée. Un mouvement social se construit. Quelques villes provençales tombent dans l’escarcelle du Front National, qui vit un pic électoral, dont Brahim Bouarram sera une victime collatérale, le 1er mai, sur le Pont du Carrousel à Paris. Les sans-papiers, sans-domicile, sans-travail, sans-droits entrent dans la lutte en même temps que dans le dictionnaire quotidien. A ce jour, ils y sont encore.

1995. Quelques courtes années après l’explosion du phénomène Ellroy en France. Jean-Claude Izzo, Maurice G. Dantec, Tonino Benacquista sont des auteurs de roman policiers, et sont publiés à la Série Noire. Ils y retrouvent les enfants du « néo-polar » : Didier Daeninckx, Jean-Bernard Pouy, Frédéric Fajardie, Thierry Jonquet, Patrick Raynal. Dans un paysage éditorial français où la fiction se resserre, se germanopratise, se « désuniversalise » (en gros : le pire de l’autofiction), ils vont, avec d’autres ensuite, remettre le polar au goût du jour. C’est l’avènement des Stéphanie Benson, Oppel, Mizio, Dessaint, le sus-cité Dantec, et surtout Fred Vargas. Des gens bien différents, donc.

En 1995 donc, Jean-Bernard Pouy veut créer un « anti-SAS », et donner une traduction « littérature populaire » au mouvement social naissant. Lui, Patrick Raynal, Didier Daeninckx, Serge Quadruppani, après une soirée chargée, créent une collection de romans policiers. On y suit les aventures de Gabriel Lecouvreur dit « Le Poulpe » à cause de ses longs bras. La série prendra le nom du gastéropode. Selon le principe suivant :

 

Le Poulpe est un personnage libre, curieux, contemporain, qui aura quarante ans en l’an 2000. C’est quelqu’un qui va fouiller, à son compte, dans les failles et les désordres apparents du quotidien. Quelqu’un qui démarre toujours de ces petits faits divers qui expriment, à tout instant, la maladie de notre monde. Ce n’est ni un vengeur, ni le représentant d‘une loi ou d’une morale, c’est un enquêteur un peu plus libertaire que d’habitude, c’est surtout un témoin

 

C’est aussi un célibataire qui vit en union libre avec une coiffeuse profite de ses virées pour se payer du bon temps et se payer sur la bête. Temps qu’il passe en général dans des bars, à ne boire que de la bière. Question drogue, pas aventurier non plus : le joint bien sûr, de l’ecstasy, une fois, et un petit peu d’héroïne, mais rien de plus. Le Poulpe c’est : sexe, bière, et rock’n’roll. D’ailleurs, anti-SAS encore, il ne tue pas, appliquant une psychologie très « roman social français » : la vengeance plutôt que le meurtre. Pilier de bar, il est doté d’un machisme soft et d’un humour très Brèves de comptoir qui fait mouche lorsque l’auteur est un écrivain. Du genre, à une massasse qui le menaçait et blaguait bien lourd :

C’est pour rire sur place ou je vous l’emballe

 

Il y a une « bible » (entendez une charte) : des personnages récurrents que l’on doit voir à chaque épisode, un canevas (chapitre 1, scène de meurtre ou de méfait / chapitre 2, en lisant les faits divers au Pied de Porc, son bar d’attache, Gabriel prend connaissance du meurtre (parfois déguisé en suicide) et décide d’aller enquêter / des lieux et passages obligés, une scène de sexe est aussi incontournable). Dans un esprit très « Libé », mais aussi dans l’esprit Série B qui caractérise la série, chaque titre doit être un jeu de mots, référentiel, plus ou poins tapé, plus ou moins foireux : « Le vrai con maltais », « Un nain seul n’a pas de proches », « Eros les tanna tous », « L’Helvète underground », « L’évincé au fond du pouvoir », « Lundi, c’est sodomie », « Le mec à l’eau de la générale », « Madame est serbie », « La Brie ne fait pas le moine », « Je bande à Bonnot », ou plus récemment « A vos Marx, prêts, partez ! »,  « La poubelle pour aller danser », « La vacance du petit Nicolas » ou « Vingt mille vieux sur les nerfs ».

Jean-Bernard Pouy écrit le premier épisode, « La petite écuyère a cafté ». Il est dit que la collection, et le personnage, pourrait quand est seulement quand Pouy écrivait l’ultime épisode, et tuerait lui-même son personnage.

 

Série phare et vivendisation

 

La série, publiée aux Éditions Baleine, est écrite par un auteur différent à chaque épisode. Chacun faisant vivre ce qu’il veut au personnage. Ils écrivent les premiers épisodes, pensant que la collection ne durera que quelques mois. Pouy en fait alors un atelier d’écriture géant, et décrète que tous ceux qui enverront des manuscrits seront publiés, quelle qu’en soit la qualité, et qui qu’ils soient. Cela entraînera, évidemment, un appauvrissement littéraire au bout de quelques années. Mais il est vrai que si tout le monde n’est pas écrivain, tout le monde doit pouvoir publier. Quelque part, Le Poulpe, c’est l’ancêtre du blog.


Entre 1995 et 2002, arrête de la collection « première mouture », il y aura quelques deux cent opus. Sur différents supports : romans et bande dessinée. Avec des auteurs de genre, mais aussi des gens d’horizons bien divers : Gérard Lefort, Romain Goupil, Martin Winckler, Michel Cardoze, etc. En 1998, le personnage est immortalisé au cinéma, sous les traits de Jean-Pierre Darroussin, dans un film de Guillaume Nicloux –qui avait auparavant écrit un épisode de la série. Un pur film de genre, où l’humour froid, le regard vachard et le quasi-machisme du personnage libertaire (dans les mœurs comme dans la pratique politique) font fleur dans des répliques du genre :

 

A force d’enculer des poules, on finit par casser des œufs

 

Mais voilà : le patron des Editions Baleine, surfant sur la mode alors triomphale du polar, multiplie les collections, et publie beaucoup trop, et trop vite. Lecteurs et libraires commencent à lâcher. Première faillite en 1999 : Baleine est rachetée par Le Seuil, pour le franc symbolique. La maison-mère fait des coupes sombres. A l’été 2002, le sacrifice est décidé : en fin d’année, le Seuil licencie les employés restants et rapatrie tous les livres Baleine à son catalogue. Et arrête tous les projets. Baleine et le Poulpe, c’est aussi une illustration par l’exemple de la vivendisation de l’édition française.

 

Premières morts

 

En 2002, Jean-Bernard Pouy lâche l’affaire. Comme le dernier épisode n’est pas écrit, Jean-François Platet, employé au seuil, et alors médiateur des affaires entre Baleine et la maison de la rue Jacob, décide de poursuivre la collection. Il publie des nouveaux auteurs, tout en demandant à des écrivains reconnus de réécrire des épisodes ce seront Didier Daeninckx (« Route du rom »), Noël Simsolo (« Sept Poules de Christelle »), Jean-Jacques Reboux (« Castro, c’est trop »), lequel Reboux avait été nègre pour Le Poulpe himself dans un épisode signé Gabriel Lecouvreur ( !), « Parkinson le glas ». Quand en 2005, Hubert Michel publie le très glabre et très situ « Poulpe fiction », opus où il tue à la fois Pouy et condamne le Poulpe, on croit que c’est fini. Mais non.

La collection « sort » toujours trois ou quatre épisodes par an, signés d’auteurs en général reconnus dans leur milieu. En 2009, nous eûmes même droit à un nouvel épisode signé Pouy : « Cinq bières, deux rhums » (n°261). Pas le meilleur Pouy, ni le meilleur Poulpe, mais un signe, un grand cri général : non, le personnage ne mourra pas.

 

Depuis quelques années, Baleine a connu différents propriétaires, diffuseurs, distributeurs, mais vit toujours, aujourd’hui indépendante et à tout petits capitaux. Autour de deux lignes : le Poulpe, donc, qui connu deux directrices, et de « Baleine Noire » qui publie des textes aussi genrés, mais aussi barrés que le taulier, le sus-signalé Platet.

 

Le Poulpe de la quarantaine à la cinquantaine

 

Dans la première mouture de la série (1995-2002), le gastéropode fait homme s’était confronté à l’environnement politique de la France d’alors : sectes religieuses, pédophiles, délinquants en col blanc, fachos français et européens, proxénètes esclavagistes. Le Poulpe n’avait que très peu connu les mouvements alters, naissants à l’époque où lui disparaissait une première fois.

La France a, depuis, muté, connu le sarkozysme après deux septennats chiraquiens. Le local est, aussi, devenu global. C’est dans un univers mondialisé, virtualisé, indigné, et dans une France d’Hollande que notre personnage populaire se débat dorénavant. Il est bien moins radical qu’il y a dix-huit ans, la série est plus littéraire. Les deux seront là longtemps on l’espère.

Pour rappel, « 2030, L’odyssée de la poisse » d’Antoine Chainas (n°269, 2010) nous montra même un Poulpe de 70 ans.

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