27 juin 2016

Maurice G. Dantec, et pourquoi je l’aime malgré tout



Au moment où Michel Houellebecq s’expose (c’est très réussi) au Palais de Tokyo, avec entre autres des reproductions de scanners prouvant que, contre toute attente, sa santé est bonne, c’est l’écrivain français qui lui était sans doute le plus comparable dont on apprend ce lundi la mort : Maurice G. Dantec.
Ce lundi, officialisant une rumeur persistante depuis quelques heures, Libération publiait la sombre information :
L’écrivain Maurice G. Dantec est mort, annonce sa maison d’édition sur les réseaux sociaux. «Nous repenserons à tous les bons moments passés en sa compagnie, depuis les premiers concerts et disques en 1999, avec Richard Pinhas, à l’époque des « Racines du Mal » jusqu’à son dernier livre, « Les Résidents », en 2015, chez inculte. Chaleureux, généreux, amical et humain, il aura marqué la littérature française de son ouvre unique. Toutes nos pensées vont à Sylvie, son épouse, et Eva, sa fille, qui ont été à ses côtés jusqu’au bout.», écrivent les éditions Inculte sur leur compte Facebook sans préciser l’origine du décès
Révélé en 1994 par « La Sirène rouge » et « Les Racines du mal », tous deux parus à la Série Noire sous la houlette de Patrick Raynal, Dantec avait fait partie, avec des auteurs tel qu’Izzo, Fred Vargas, Oppel, Dessaint, Manotti, Grangé, etc, de ceux avait remis le polar à la mode en France.
Quand je suis passé de journaliste « Société » à journaliste « Culture », vers la fin des années 1990, il fut un des premiers écrivains que j’interviewai. C’était pour son troisième roman, « Babylone Babies » (La Noire / Gallimard, 1999 ; adapté à l‘écran avec une truelle et une tronçonneuse par Mathieu Kassowitz, sous le titre « Babylone AD » en 2008). Je tenais alors une émission sur le polar pour une radio associative parisienne, Fréquence Paris Plurielle.



Couverture de "Babylon Babies"





Le Français avait alors bien changé : il y avait eu le conflit en ex-Yougoslavie et la situation politique en France, qui avaient provoqué chez Dantec un rejet de l’Union Européenne, de l’Islam, de la France. En 1995, il était sur le point de se convertir l’Islam lorsqu’il découvrit, sur place, les massacres perpétrés par les milices bosniaques (musulmanes). A son abjection pour la Forpronu et la CEE inactives s’ajoutèrent une haine définitive de l’islamisme.
En 1999, il partait s’établir à Montréal, où il vivait depuis et avait épousé la religion catholique. Lui, fils de communistes du Val-de-Marne. Lui, pur produit de la contre-culture rock, passé par la pub et les métiers de la communication dans les années 1980, allait opérer une mutation que nombres d’intellectuels et artistes de sa génération (il est né en 1959) allaient opérer, incapables de gérer l’échec de leurs propres utopies, incapables d’avouer qu’ils avaient laissé le capitalisme hacher leurs utopies pour les écarteler dans la mutation ultra-libérale qui resserrait encore son joug : Dantec bascula dans ce qu’on appelait pas encore les « nouveaux réactionnaires ». Dantec, comme Houellebecq quelque part, passa ainsi, et alors, de la contre-culture à la contre-révolution. Lui aussi. Son livre suivant, non un roman mais le premier tome du « Théâtre des opérations » (Nrf Gallimard, 2001).
Je me rappellerai toujours de cette première fois où je le revis. C’était en 2005, le mensuel L’Optimum m’avait envoyé le voir à Montréal. L’auteur passait alors aux éditions Albin Michel (« Cosmos Incorporated », août 2005), et j’avais passé deux jours avec lui dans la cité québécoise. George W. Bush venait d’être réélu aux USA, après que l’homme lui servant de cerveau, Karl Rove, eût réalisé le triomphe des « néo-cons » (néo-conservateurs) qui rassemblaient droite réactionnaire classique, ultrareligieux chrétiens, ultra-libéraux radicaux, lobbies industriels et militaires. Dantec était fou d’admiration pour Bush, pour Benoit XVI (fraichement nommé pape, celui-ci devait alors faire face aux révélations sur sa jeunesse nazie), pour tout ce qui pouvait être une barbarie équivalente à la seule barbarie que reconnaissent les « néo-cons » : celle de l’intégrisme islamiste. Il me dit :
Je  me bats simplement contre un mouvement méta-politique qui veut conquérir le monde, et qui pour cela veut détruire ma civilisation
Fraichement baptisé, il confessait :
Mais moi je suis un catholique futuriste, je ne suis ni un prosélyte ni un évangéliste. Je constate simplement que ce monde agnostique a toujours besoin de transcendance, et moi je ne vois que la foi chrétienne pour nous empêcher de sombrer dans l’abîme
Réaction anti-islam, chrétienté pour sauver le monde : l’extrême-droite n’est pas loin. Pour situer les opérations en cours dans l’inversion des paradigmes politiques chez Dantec, il faut se rappeler ce moment où, pour une large part de son lectorat, il péta les plombs. Flirtant depuis longtemps avec la façon de voir des groupuscules alors renaissant de l’extrême-droite, il se laissa aller à correspondre, une nuit, avec le Bloc Identitaire -organisation nationaliste née de la dissolution d’Union radicale suite à la tentative d’attentat de Maxime Brunerie contre Jacques Chirac le 14 juillet 2002. C’était un soir d’hiver 2004, une nuit de travail à Montréal, où il surfait sur la toile mondiale. Il pensait que personne ne verrait, il plaida longtemps ne pas savoir qui étaient ses correspondants, lesquels utilisèrent la notoriété de l’auteur au maximum.
C’est d’ailleurs suite à ces « évènements » que son éditeur, Gallimard, le lâcha -profitant aussi du départ de ce grand éditeur à qui on doit d’avoir découvert Dantec en 1994, Patrick Raynal, boss de la Série Noire entre 1991 et 2004.



Couverture originale des "Racines du mal"



Couverture originale des « Racines du mal »

En ce mois de juin 2005, je me rappelle à jamais de Dantec en ce parc du quartier Saint-Laurent à Montréal. Après avoir résisté pendant une heure, et ayant vu que je décryptais (et décrypte toujours) comment cette génération, qui précède la mienne, passa parfois de la contre-culture à la contre-révolution, Dantec baissa les armes :
Il ne faut pas ramener ça à une question de génération, ce mouvement, réel, est un épiphénomène. Mais tu as raison, tu as compris le retournement. Je suis réac, OK
S’en tirant avec une pirouette :
Je me considère comme un réactiviste plus que comme un réactionnaire. Un catholique futuriste
Je connais bien l’auteur, aux antipodes de mes propres idées. Mais on doit à la vérité de dire que Dantec n’est ni fasciste, ni réviso, ni ethniciste, trop armé idéologiquement pour céder à la dieudonnite. Même si ses envolées anti-Islam sur les ondes québécoises, où il était interrogé bien plus que de raison, et si elles faisaient rire sur place, étaient très inquiétantes.
En 2004, Dantec prenait un agent, David Kersan, qui le transfèrait chez Albin Michel. Il y a publié deux romans à ce jour (« Cosmos Incorporated » en 2005, « Grande Jonction » en 2006), un recueil de trois novelas (« Artefact », 2007). En janvier 2010, il y publiait « Comme le fantôme d’un jazzman sur la station Mir en déroute », qui était en fait la transformation en novela d’une nouvelle écrire pour la Série Noire en 1995, et non publiée. Mais il commençait à être à ce point passé de mode que, avant que je ne repère le « truc » sur Rue89 où je travaillais alors, beaucoup n’y avaient vu que du feu…




Couverture de "Villa Vortex", qui vient de reparaître en poche


Pour ma part, et jusqu’à ses deux-trois derniers (et passables) romans, entre 2010 et 2014, j’ai évoqué, chroniqué, défendu Dantec aussi vrai que je défend(r)ai l’idée de littérature.
Parce que, en cette année 1995 où disparaissait le grand Jean-Patrick Manchette, la Série Noire avait trouvé en Dantec un type capable de faire style avec des idées littéraires, une vision du monde, un angle de vue sur l’univers de demain. Un type pour qui un clavier d’ordinateur devait servir à écrire de la dynamite. Un type qui arrivait en même temps que Jean-Christophe Grangé et Jean-Claude Izzo, et qui quelque part était le trait d’union entre les deux. Un type qui était le fils français du grand écrivain britannique J.G. Ballard. Parce qu’en ces années 1990, en plein triomphe de l’autofiction, lui et Houellebecq (ils furent si souvent comparés, à juste titre) étaient les deux auteurs d’ici qui continuaient à prouver la puissance de la fiction. Durant dix ans, l’un comme l’autre sont d’ailleurs restés deux de écrivains contemporains français les plus cités et vantés à l’étranger.
Certes, une fois naturalisé canadien, il surjoua la posture du « romancier nord-américain de langue française ». Certes, l’homme pouvait être adorable une heure puis, d’un coup, revenir sur sa propre parole l’heure suivante. Certes, certains de ses raccourcis (musulman = islamiste en puissance) demeurent à jamais indéfendables. Mais pourquoi se dispenser d’un auteur qui fait du corps et du cerveau humains un perpétuel champ d’expérimentation romanesque, d’un écrivain qui avec un clavier pourrait tuer un homme ou ouvrir un monde ? Ses romans, plongée en apnée dans les paradoxes et les retournements de notre temps, demeurent parmi les plus puissants sismographes dont dispose le roman français des deux dernières décennies.

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