10 août 2014

Polar : Le Poulpe, bientôt vingt ans et still alive

Il aura bientôt vingt ans : c’est en 1995 qu’était né le Poulpe –personnage et série. Bientôt vingt ans, et 286 tomes pour le personnage inventé par Jean-Bernard Pouy et quelques autres, dont paraissent quatre ou cinq aventures par an.

La « saga » compte toujours des fans (j’en suis). Elle est toujours de qualité inégale, conséquence logique d’une série où chaque épisode est signé par un auteur différent. Mais elle reste de qualité globale significative.

A lire donc – bien que les opus parus cette année ne soient pas disponibles en version numérique, ce qui était le cas l’an dernier. Elle correspond à la littérature de genre, au ton, à la passion (ou son inverse, le nihilisme) et la politisation d’une génération : celle qui a aujourd’hui en gros quarante ans.

On se rappelle que le Poulpe, lui, était un personnage programmé pour avoir « quarante ans en l’an 2000″. Depuis quelques années, les auteurs appuient bien sur ce corps et ses idées un peu cassées. C’est le cas aussi cette année : Gabriel Lecouvreur, dit le Poulpe, se retrouve père, se retrouve dans une ville fictive, mais se retrouve aussi dans des intrigues typiquement poulpesques (des moines, des trafics d’influence municipaux, des histoires de trafics en Belgique). Après la revue des opus 2013, voici celle de l’année.

 

Élections un jour, élection toujours

 

C’était le premier Poulpe de l’année, et il portait sur le premier des deux rendez-vous électoraux à venir : les municipales. « Sale eau de Montreuil » (Poulpe n°283, janvier 2014, 200 p, 9,50 €) se déroule dans la deuxième ville de Seine-Saint-Denis. Son auteur, Karl Dazin, a utilisé un pseudo. Il travaille pour la Ville de Paris après avoir été conseiller municipal en Seine-Saint-Denis de 2001 à 2008. Il milita également pour le droit au logement. Une double expérience qui lui servit pour un opus dont la trame est la corruption dans les attributions de marchés de distribution d’eau à Montreuil. Toile de fond : des municipales à venir, avec une candidate écologiste qui devrait ravir la mairie à « l’apparatchik vieillissant ». Difficile de ne pas reconnaître la victoire, en 2008, de Dominique Voynet sur Jean-Pierre Brard, ex communiste passé au CAP. Cet épisode se situe donc aux débuts de cette campagne électorale passée, comme l’on peut dater grâce à un détail supplémentaire : on fume encore aux terrasses des brasseries (on est donc avant janvier 2008). Il fait froid dans ce roman, et un élu municipal de Montreuil a été retrouvé mort. Il était aussi un des administrateurs du comité de partage de l’eau pour la région Ile-de-France. Or, quelques heures avant sa mort, il avait laissé un message au Poulpe, qui le suivait depuis un petit temps. Car, bien qu’ancien résistant, membre du PC et élu dans une ville bien à gauche, notre homme avait accepté petit à petit de croquer dans le gâteau des arrangements. Parvenu à récupérer chez la victime une clé USB codée mais aussi une importante somme d’argent, le Poulpe (qui se fait passer pour un journaliste) y a tout de même laissé ses empreintes, et est recherché par la police autant que par les sbires de Méolia (autre clin d’œil à une multinationale existante). Cet épisode est une course-poursuite bien rythmée, et une intrigue bien renseignée.

Verdict : C’est probablement parce qu’il fut lui-même dans les circuits municipaux que Dazin a tenu à situer son intrigue durant une campagne électorale… qu’il n’utilise malheureusement pas assez comme élément de scénario. Ce volume souffre de plusieurs fils à la patte qui en brident la liberté fictionnelle. Qui dit fil à la patte dit souvent ficelles un peu grosses, et l’intrigue en souffre dans sa première partie. Ensuite, le livre devient une course contre la montre et équipée sauvage… à deux, Gabriel Lecouvreur ayant rencontré une locataire du même immeuble que la victime, elle aussi prête à en découdre. Grâce à une fidélité aux caractéristiques du personnage et de la série, grâce aussi à quelques flash-backs bien fournis, tout prend de l’épaisseur : personnages, pistes, histoire, dénonciations. Le tout dopé par des ellipses et quelques envolées romantique.

 

 

Ville fictive

 

Pur produit de la pop et de la geek culture, Karim Madani avait déjà publié plusieurs livres lorsqu’il arriva au polar en 2001, avec le très bon « Jour du fléau » (Série Noire). Il avait créé une ville fictive, Arkestra, une cité très sombre, traversée par un fleuve et composée d’enclaves qui sont de véritables ganglions. Mégapole où chaque district est tenu par une communauté, Arkestra rappelle forcément la ville d’Isola créée par Ed McBain, et une ville-monde pour le meilleur et pour le pire. Il en parlait lors de l’interview qu’il m‘avait donnée pour Rue89, où je travaillais alors.

(Voir la vidéo)


 

« Casher Nostra », le deuxième roman noir de Madani, édité au Seuil en 2013, se déroulait aussi à Arkestra. Et son Poulpe, « Blood Sample » (n°284, 160 p, 9,50 €) y fait aller Lecouvreur, juste après qu’il ait reçu un coup de fil d’une ex petite amie du temps où il était étudiant. Cette dernière lui apprend qu’il avait… un fils, Nelson, et que ce fils vient d’être abattu. Et notre homme de partir pour « la ville la plus corrompue du monde libre », dont on apprend qu’elle est à huit cent kilomètres de Paris. Au menu : test de paternité, trafics immobiliers exigeant des destructions de quartiers, guerres de dealers, meurtres entre jeunes, ganjas des plus étranges, mais aussi un Poulpe pris entre Déborah, mère de son fils, et Chéryl, son amante régulière. C’est à trois qu’ils régleront cette histoire, laquelle se déroule sur fond de meurtres entre jeunes, de balles qui sifflent en bas pendant que deux personnages conversent, voire d’enlèvements purs et simples. La bande original du livre est une chanson « très populaire à Arkestra, cet été » : A l’autre bout de la ville, les négros s’entre-tuent.

 

Verdict :  Très bon volume, qui a la double caractéristique d’honorer la « bible » et le vécu du Poulpe en même temps que l’univers de l’auteur. Madani connaît bien la série, quand il fait venir aussi bien Vlad (les fidèles reconnaîtront) que l’ennemi tout aussi fidèle de Lecouvreur : le RG Vergeat. Par la vista et sous la plume de l’auteur, un univers déjà crée (celui de la saga) s’avère tout à fait crédible dans un espace fictif lui aussi préexistant. Ce roman, c’est une rencontre. Blood Sample est comme les meilleurs épisodes de toutes les séries : une création, un opus qui pourrait être autonome. L’intrigue est simple mais efficace, et saupoudrée de références (Aimé Césaire, les Ramones, John Coltrane ou Joseph Heller) qui ne servent pas qu’à illustrer, mais à faire évoluer la résolution : c’est dans un roman lu par un protagoniste que se niche le nœud de l’affaire. Les fanas de séries télé se réjouiront du fait que, mêlant guerres de police, pouvoir municipal, trafics immobiliers et moult communautés, Madani cligne fortement de l’œil vers The Wire, jusque dans le flegme qu’adoptent les policiers de la ville pour ne pas se résigner. Très cultivé, et sachant parfaitement aller, Madani donne libre cours au grand et beau potentiel de son écriture, tout en volutes, circonvolutions, dingueries et maîtrise de soi.

 

Retour à Liège

Avant de s’approprier le Poulpe le temps d’un épisode, Dominique Delahaye avait lui aussi publié plusieurs polars. « L’année des fers chauds » (n°285, 183 p, 9,50 €) est le deuxième opus de la série se passant à Liège (après « Du Pont liégeois », n°130, 1998). On saisit dès le titre l’allusion à Georges Simenon, écrivain majeur que lira Lecouvreur durant cette histoire. Qui débute par le meurtre d’un ouvrier dans la sidérurgie sur les bords de la Meuse qui, chômeur partiel, passait ses journées à récupérer ce dont les gens se débarrassaient afin de les vendre dans les vide-greniers. Une activité pratiquée en binôme avec son ami Lounès Ferahi. Lequel a un rôle pas clair, comme de nombreux personnages que le Poulpe rencontrera assez vite, tout en goûtant les bières d’abbaye. Une enquête qui progresse de façon régulière, avec ce qu’il faut de fausses pistes, pour mener à un endroit où quelqu’un a sans le savoir embarqué ce qu’il ne fallait pas.


Verdict : On saluera une histoire se déroulant sur fond de syndicalisme dans la sidérurgie, de délocalisations et d’industrie mourante. On saluera, là aussi, un épisode qui prend en considération l’histoire entière de la saga et de ses angles politiques. Pour le reste, ça rame en bords de Meuse. Bien que l’auteur tente de planter son intrigue dans une actualité récente (« un acteur aussi fraudeur que grotesque, étalant l’indécence de sa fortune et de son égoïsme, un ancien ministre de l’Intérieur pris la main dans le sac en jouant les amateurs d’art, un ex-Président poursuivi en justice pour un tas d’affaires »), bien qu’il y ait vers la fin deux superbes scènes de quiproquo, il manque une ou deux strates dans le scénario qui auraient éclairé sur l’intérêt de Delahaye à se saisir du Poulpe, ou à s’en amuser, afin de mieux nous distraire et nous promener. Un des opus plats de la saga.

 

Rira bien qui rira le dernier

 

Le meilleur pour la fin. Dominique Chappey, également auteur de plusieurs romans, est parvenu à nous amuser. « J’avais la croix » (n°286, juillet 2014, 190 p, 9,50 €) est distrayant et hilarant. Comme chez Delahaye, ça commence par un meurtre, celui d’un jeune touriste, un roadies qui a voulu sacrifier à une ancienne tradition locale : scier des croix. Oui, des crois catholiques, dans la vallée de la Chartreuse. Probablement pour étonner sa copine, qui est parvenue à s’échapper après avoir vu son boy-friend s’écrouler, et se volatiliser. Bientôt, le corps sans vie du jeune sera découvert par des randonneurs, attaché à la croix qu’il voulait scier, avec un tract en latin : « Stat Crux » (la croix demeure). Et voilà Lecouvreur parti pour Saint-Pierre-d’Entremont, non loin de Chambéry. Le voilà parti pour une excursion qui lui broiera les pieds, et lui donnera l’occasion de chausser des baskets fluo qui feront mal aux yeux à tous ceux qu’il croisera : prêcheur (qui se nomme Prêcheur), neuneu (qui s’appelle Neneu), berger (vous devinez le nom), patronne d’auberge qui ne laisse personne partir le ventre vide (Madame Boule), jeune villageoise nommée Poupée, ou encore des moines, des sœurs, et des anars animant une station radio à moitié pirate. Après ses excursions, le Poulpe éveille les curiosités, puis les passions, et enfin les bastons. Sa quête : trouver qui a tué le jeune, quel en est le réseau, et aussi où a disparu la jeune compagne. Un épisode qui carapate, qui blague, divague, progresse entre tarte dans la tronche et gastronomies du coin. Le fidèle appréciera le seul opus de l’année où il lira une scène avec Pedro, le père spirituel de Gabriel Lecouvreur.

 

Verdict : Un pur plaisir. Une intrigue bien menée progresse en accélérations/décélérations. On est vite saisi par une qualité de dialogues où ça joute à tout va. Fort bien écrit, le roman oscille entre narration pure et précise, humour et jeux de mots i cessants, ellipses bien situées. Chappey peut aller jusqu’à faire donner au Poulpe de vaux papiers qui font de lui un journaliste à… La Croix, sans que ça paraisse trop gros ni artificiel. Il peut aller, appréciera celui qui lit les magazines du groupe L’Express, à un clin d’œil très ironique sur notre revue Lire. Que ça cogne, que ça rit, que ça drague, marche, tombe, mange ou tchatche : chaque ligne est à sa place dans ce roman. La grande qualité de plume de Chappey se voit aussi en ce qu’ici, tout est bien décrit : protagonistes, actions, lieux. Résultat : le lecteur se sent chez lui dans cet opus. D’où un bonheur plus grand, à mesure qu’il y reste. Un bonheur simple, et pur. C’est pour ce genre de romans qu’on aime la série.

 

Bilan : « J’avais la croix » et la banane.

 

Tous les épisodes du Poulpe sont publiés aux Editions Baleine

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