10 septembre 2014

Extension du domaine de Houellebecq (3) : à lui seul, un festival de cinéma

Suite de la « série Houellebecq » ce mercredi, à l’occasion de sa nouvelle apparition à l’écran. Après avoir été enlevé, sur Arte et devant la caméra de Guillaume Nicloux, le voici en plein pétage de plomb dans « Near Death Experience », le nouveau film de Benoît Delépine et Gustave Kervern.

 

Après « Le Grand soir », le jour le plus long

 

« Near Death Experience », c’est d’abord du pur Delépine-Kervern. Deux ans après « Le Grand Soir » avec Yolande Moreau, Brigitte Fontaine, Albert Dupontel et Benoit Poelvoorde, dix ans pile poil après leur premier film, « Aaltra », c’est le sixième long-métrage du duo. C’est peut-être le film le moins comique, le moins drôle, mais c’est aussi le plus Absurde -c’est dire : les précédents poussaient le bouchon bien loin. Comme quasiment tous leurs films, celui-ci est une potion étrange qui marie le réalisme à l’abstrait, la rage criée et la rage toute rentrée dans les tripes. Une histoire qui débute en ville, au bistrot, et qui finit sous le ciel après une heure et demi où on a pris un coup de chaud sans s’en rendre compte.

 

 

C’est un film sur la vie et sur la mort dans leur plus simple appareil. L’histoire de Paul, employé d’une… plateforme téléphonique. Nous le rencontrons lorsqu’après la journée de travail, il enquille les pastis au comptoir. Rentrée chez lui (appartement froid dans petit immeuble), il erre, mate la télé, entend plus ou moins ses deux enfants et sa femme rentrer des courses. La « famille » habite dans ce qui semble une ville de taille moyenne, qui pourrait être partout en France (détail qui en dit long sur la désincarnation dans l’univers de Paul comme de l‘écrivain/acteur : le visage de son épouse et de ses enfants n’est jamais montré). Puis le voilà qui enfourche son vélo de course, habillé en cycliste suréquipé du dimanche. Route, puis sentiers, puis petite montagne.

Par les surexpositions de lumières, par les plans très rapprochés, par une inquiétante étrangeté, le décor devient lunaire. Un no man’s land. Pour un homme qui n’est plus dans sa vie. On verra vite que Paul veut se suicider, mais voilà : Paul n’a pour cela que son vélo, ses idées, son absence d’imagination et de courage. Lui qui n’ose pas se jeter dans le vide. Le plus court est donc de cesser de faire comme les vivants. Mais ça va durer longtemps. Voilà Paul qui se laisse vivre, ou mourir, en ne se déshydratant plus, en mangeant herbes, plantes, fleurs, ronces, testant la terre et les cailloux. Oh, il y a bien quelques randonneurs qui passent là, mais ils semblent s’être trompés de route. Le seul à qui il parlera est un mec aussi timbré que lui avec qui il va joueur aux billes et disserter.

 

« Near Death Experience » n’a pas d’autre histoire que ce suicide sempiternellement raté, reporté. Des six films de Delépine et Kervern, c’est le moins fictionnel. Ce que racontent les deux réalisateurs, c’est un homme qui revient à la nature, aux racines, à la nature de la terre comme à celle, primale, de l’homme. Une plongée hypnotisante qu’ils racontent et filment comme un long rif d’air guitar, de rock progressif ou bien gothique (au début de son pétage de plombs, Paul danse d’ailleurs sur un morceau de Black Sabbath).

 

« Near Death Experience » est une succession de tableaux peints à beaux gestes d’ironie, d’humour noirissime, de mélancolie. Une errance. Une messe noire. Une dépression qui, chez Paul, n’a qu’une cause : le malaise de son quotidien. Le malaise dans notre époque. Ça dure une heure et demi, et ça nous fait rire –noir.

 

Du pur Houellebecq

 

Malaise du quotidien bien gris, fuite de l’entreprise, l’économie, le moloch du temps et de l’argent : de la graine à Houellebecq. L’écrivain a dit avoir accepté, en même temps, les projets de Nicloux et de Delépine/Kervern. Les deux sont tout à fait complémentaires. Si dans le premier, la fuite était un rapt dans lequel la victime trouvait son plaisir, le « suicide » ici est, lui, volontaire. Cette mort non pas imminente, mais lente, insolite, synonyme de retrait et de souffrance, cette mort qu’il faut raconter (Paul est seul, et le film est narré par sa propre voix, en off) à défaut de la vivre, cette dépression qui nous est universelle devant l’inhumanité du système, c’est du pur Houellebecq.

Lequel, comme chez Nicloux, se trouve au centre d’une pure autofiction. Dans toutes les dimensions des termes « auto » et de « fiction ». Le Graal, assurément, pour un écrivain comme lui. Écrivain qui, et c’est le sujet de mes articles sur « L’extension du domaine de Houellebecq », est en train d’élargir sa palette artistique, jusqu’à devenir une hypertrophie de lui-même.

 

Dans son premier rôle au cinéma (les précédents étaient dans des films télé), l’écrivain s’en donne à cœur joie. Ce n’est plus un festival Houellebecq, c’est une kermesse de toutes ses envies : il danse, il disjoncte, il arpente la montagne, il s’incruste dans la piscine d’une villa pour y boire l’eau non potable, il mange la terre, il joue à l’astronaute, ou aux billes, il cesse de respirer pour tenter de se contempler mort, il n’est jamais aussi vivant que lorsqu’il se croit mort. Il apostrophe un ballon, il parle à trois cairns (symbolisant sa femme et ses deux enfants) qu’il a construit pierre après pierre. Il joue les derviches tourneurs au bord d’un ravin en répétant : « la vie doit être enivrante, la vie doit être enivrante… ». Il saute à pieds joints sur la tente de deux randonneurs affolés, il mime les premiers pas de l’homme sur la Lune.

 

Il y a moins d’histoires, et on l’aura compris moins de personnages, dans « NDE » que dans « L’Enlèvement ». Mais il y a des dialogues taillés encore plus pour l’écrivain/acteur/interface. Quelques exemples pour vous faire goûter :

 

J’ai toujours pensé que se foutre en l’air nécessitait certes du courage mais aussi de la chance. On ne compte plus les suicides ratés pour cause de déveine

J’ai consulté des sites pornographiques pendant que tu étais à la clinique pour ton fibrome. Pardonne-moi (parlant à sa femme, ndla)

J’ai toujours été autocratique dans le choix de mes canapés. J’aime être bien assis. C’est pour ça que je ne vais jamais au théâtre

Et si notre corps, c’était ça, une grosse combinaison, lourde, mais qui permet de tenir le coup ?

 

Tourné en une dizaine de jours en Provence, avec une équipe resserrée et un seul acteur ou presque –Houellebecq-, « Near Death Experience » est un film étrange qui procure du plaisir.
Pour ces raisons de gris, on doit à la vérité de dire que, comme le téléfilm de Nicloux, il vaut mieux aimer les textes de l’écrivain pour réellement apprécier ce film. Ou alors, accepter de voir un ovni réalisé par des spécialistes de ce genre de filmages : Benoit Delépine et Gustave Kervern. De son côté, le Pop Corner a « kiffé ».

 
Near Death Experience, de Benoît Delépine et Gustave Kervern
Avec : Michel Houellebecq, Bertram Marius, Benoit Delépine, Gustave Kervern, Manon Chancé
Distribution : Ad Vitam
Durée : 1h27

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