20 octobre 2012

«Pike» : un titre, un homme, et un roman noir tout comme on aime

«Pike». Un titre qui sonne comme une balle que vous venez d’éviter. Comme un poing que vous avez senti s’écraser. Mais aussi comme une lueur que vous venez enfin de remarquer. Un goût de sang et une impression de lumière venant juste après.

Bienvenue au pays du noir de noir. Dans la chanson, il n’y a plus d’espoir, après ce noir. En littérature, ce noir ouvre sur un continent : celui du roman noir. Celui de Jim Thompson, celui de David Goodis, celui de Charles Williams. Celui, plus près de nous, de Nick Tosches, Marc Villard, Hugues Pagan, Dennis Lehane ou David Peace. Un noir, un ton, une profondeur desquelles s’imprégnèrent aussi des cinéastes comme Abel Ferrara ou Olivier Marchal.

Goodis, Williams et Thompson sont des auteurs que Benjamin Whitmer semble avoir lus en biberons, tant chaque page est plus noire que la précédente dans « Pike ». Un roman qui ne peut que rappeler le superbe « Diable, tout le temps ».

 

« Pike », donc, est à la fois le personnage phare et le titre de ce premier roman paru à la rentrée, dans la « Collection Noire » des éditions Gallmeister.

La scène inaugurale est celle d‘un meurtre : Derrick Krieger, dit Derrick, rengaine son Colt 911, après avoir tué un gosse qui avait bien failli lui échapper. Il l’a tué d’une balle dans le dos, en traitre. Des passants le traitent alors de fils de pute, et on verra bientôt que ce meurtre déclenchera des émeutes dans la ville, celle de Cincinnati. Une ville ainsi décrite :

 

les quelques arbres qui bordent la rue sont nappés d’une neige piquetée de suie noire. Les caniveaux et bouches d’égout débordent des canettes de bière et des mégots de cigarettes de la veille, parmi lesquels traîne un escarpin rouge à talon haut

 

Les faits sont établis, et le ton noir également. Illico après, on découvre l’autre grand individu du livre : Douglas Pike. Un gars qui n’est plus l’effroyable truand d’autrefois, mais, même un peu rangé, ne s’est pas attendri pour autant. De retour à Nanticote, ville natale des Appalaches, proche de Cincinnati, il vit de petits boulots avec son jeune comparse Rory, un boxeur amateur qui a échoué à devenir professionnel. Un type qui a une faute originelle à expier : alors qu’il gardait sa petite sœur, celle-ci est morte, brûlée par une poêle à bois qui a pris feu. Un an plus tard, la mère finit à l’asile après avoir raté son suicide par immolation. Le père, lui, n’avait pas raté le sien, se tuant d’une cartouche de calibre 10 en plein visage.
Noir, c’est noir…

 

Puis arrive la part féminine du livre. Une femme ramène à Pike… sa propre petite-fille, Wendy, douze ans. Dont la mère vient de mourir d’une overdose. Une mère qui avait eu peu de relation avec son père, Pike, dont elle n’avait rien dit de reluisant à Wendy… Les retrouvailles sont tendues.

Et ça continue, encore et encore. C’est que le début, d’accord d’accord (vous connaissez la suite).
Il y a donc eux hommes forts dans ce livre, et Wendy. Bâti sur une alternance de chapitres concernant Pike et Krieger, le roman va donc faire s’entrechoquer le destin des trois personnages. Cela se passe un jour où la jeune fille, se s’habituant pas ni ce grand-père ni à son comparse, fugue et croise en ville Derrick Krieger. Lequel, accoudé dans sa voiture, essaie en vain de l’aguicher. Ne tardant pas à apprendre la scène, Pike se met en chasse de ce flic, qu’il ne connaît pas encore et que tout le monde lui dit d’éviter. En même temps, il cherche aussi à en apprendre plus sur le passé, et donc sur les circonstances de la mort, de sa fille, qui était une prostituée héroïnomane.

Le chemin de cette rédemption paternelle passe par la vengeance pour sauver l’honneur de sa petite-fille.

Sur ce chemin, chaque étape nous fait descendre toujours d’un cran dans la noirceur et dans la violence. Noirceur de l’âme des personnages principaux, pour qui ka vengeance est l’huile de survie, dans un monde où la paix n’existe pas et n’existera jamais. Cincinnati s’enfonce dans les émeutes, et au milieu d’elles se coursent Pike et Krieger. Dans un univers sauvage, entre squats de junkie et relais routiers des quartiers pauvres de Cincinnati.

 

Tout ici est violence, soit psychologique soit physique.
Krieger vit avec un pacemaker. C’est un flic complètement corrompu, mais qui pense valoir foutrement mieux que tous les autres représentants de la loi. Quand à Pike, on apprendra le long de sa quête qu’à peu près tout ce qui lui est arrivé dans la vie fut un pis-aller. Par exemple, pour la fille de la bourgeoisie du charbon qui devint sa femme, il ne fut qu’un divertissement d’étudiant, un mec à baiser sur le chemin entre Nanticote à la fac.

 

Puis elle est tombée enceinte, et vu que sa mère était une des coincées du cru, elle avait dû venir lui mendier un coin où dormir

 

Après quoi, donc, Pike devint le tueur qu’il est devenu.

« Pike » est une vengeance entre homme, au milieu de destins en flammes, et d’une ville en feu.

Mais c’est aussi un roman où la qualité des portraits psychologiques, parvient à donner du sens à une intrigue qui, devant tant de noirceur, pourrait décourager. Voilà que sont savamment travailler le rythme, le rôle de Krieger dans la tragédie de la famille Pike, les retournements de situation et le face à face inévitable.

Paru en 2010 aux USA, sous le même titre qu’en France, « Pike » est le premier roman d’un homme, Benjamin Whitmer, né en 1972, qui vit dans le Colorado après avoir grandi dans le sud de l’Ohio et dans l’Etat de new-York. Le quatrième de couverture nous apprend qu’avant ce roman, il publia articles et récits et qu’aujourd’hui :

 

Il passe la plus grande partie de son temps libre en quête d’histoires locales, à hanter les librairies, les bureaux de tabac et les stands de tir des quartiers pauvres de Denver

 

De « Pike », on doit cependant dire qu’il souffre d’un défaut typique des premiers romans : il, y manque une dimension, celle qui nous expliquerait la fascination de Whitmer pour la noirceur littéraire, pour le fond des abîmes, pour l’âme du roman noir. On y voit alors ce défaut que l’on vit aussi dans certains livres de David Peace, ou dans quasi tous les films d’Olivier Marchal : une auto-complaisance pour sa propre noirceur. Il manque ce petit rien supplémentaire dans la psychologie, non des personnages mais de l’histoire. Ce parfum qui la nimbe, et qui mettent au-dessus de tous (dans ce segment littéraire) David Goodis, Charlie Williams, Jim Thompson, Abel Ferrara, desquels se rapprochent nettement Donald Ray Pollock.

 

C’est la seule réserve, envers un roman que sa place de premier dans l’oeuvre de son auteur préservera de tout déplaisir. « Pike » est une voix. Une révélation à côté de laquelle il serait hors de question de passer. Tous les amateurs du genre adoreront. Et ils sont nombreux.  Le genre du roman noir de noir vaut bien cela.

 
Pike de Benjamin Whitmer, trad. Jacques Mailhos, Eds Gallmeister, août 2012, 271 p, 22,90 euros

 

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