29 décembre 2012

Pour bien finir 2012 : le tout premier roman de James Lee Burke

Avant d’inaugurer 2013 avec la rentrée littéraire, quelques dernières pépites de 2012. Encore quelques gorgées de lyrisme épais et chatoyant comme un bon vieux whisky. Quelques lignes d’humanisme noir et poétique. Oui, parlons de James Lee Burke, une nouvelle fois.


Au printemps, il y avait eu « Swan Peak », pour moi le meilleur des derniers romans de l’auteur. En octobre dernier, Rivages a fait paraître la première traduction en France du tout premier roman de Burke, publié en 1965 : « La Moitié du paradis ». C’est un roman pour fanatiques de l’écrivain, certes, et j’en suis. Mais ce roman peut aussi être lu comme un roman initiateur pour ceux qui connaissent peu les codes du genre : Burke les utilise, en les contournant.

En exergue, il y a cette phrase du poète américain Edward Achington Robinson, qui donne son titre au livre :

Dieu lui-même se tue en chaque feuille qui vole, et mieux vaut l’enfer que la moitié du paradis

Une épigraphe qui donne son titre et le ton au livre qui va suivre.

 

« La Moitié du paradis  » se déroule évidemment en Louisiane, lieu de prédilection géographique et poétique de James Lee Burke jusqu’à une date récente.

 

Trois jeunes gens vont s’y croiser :

  • Avery Broussard, dernier descendant d’une famille de riches cultivateurs déclassée au sortir de la guerre de sécession jusqu’à ce que le domaine, acheté par un aïeul en 1850 et devenu une des plus grosses plantations de canne à sucre du sud de l’Etat, soit morcelé au fil des années et finisse par disparaître. Accusant un penchant pour la bouteille et incapable après la mort de son père de relever l’affaire familiale, Broussard se lance dans le trafic d’alcool, ce qui lui vaut d’être arrêté et envoyé dans un camp de prisonniers de l’État.
  • JP Winfield, vingt-sept ans, musicien originaire du nord de la Louisiane et qui jusqu’ici « ne s’était jamais éloigné de plus de cent kilomètres de chez lui ». JP travaillait aux champs avant de monter à la ville la plus proche, avec sa guitare, et de pousser la chansonnette country. Il se fait remarquer par un promoteur de spectacles, qui l’embauche et fera de lui une vedette du Louisiana Jubilee, puis de tournées locales. Mais les affaires sont les affaires, et le voilà de plus en plus exploiter par son manager, et forcé de soutenir des campagnes promotionnelles à la radio pour des boissons énergisantes ou… des campagnes électorales. Pour tenir, il se drogue et va finir par péter les plombs.
  • Toussaint Boudreaux enfin, docker de profession, mais aussi exerce aussi boxeur, jusqu’au jour où un adversaire plus costaud lui broie la main. Il a en plus la malchance d’être noir dans cet État ségrégationniste, ce qui en fait une proie idéale et malléable pour des trafiquants cherchant un pigeon. Il se retrouve chauffeur de camion puis croisera la route d’Avery Broussard. En taule.

 

Nous sommes ici au début des années 1960. Comme certains futurs romans de Burke, « La Moitié du paradis » baigne dans une certaine atmosphère d’intemporalité : les villes, les paysages, les dialogues, les musiques, évoquent l’après-guerre, mais certains passages se situent durant la Prohibition. Cette atmosphère, ce passé jamais loin qui remonte toujours des bayous, a toujours participé de notre fascination pour le lyrisme de Burke. Comme cette propension à camper en quelques lignes un personnage et sa complexité, son caractère brut et ses faiblesses, et à installer le tout dans des décors criants de beauté poétiquement décrites. Ici, on sent les odeurs du marais, on sent l’alcool, on sent la luxure, on sent l’atmosphère de ce Deep South américain, par des descriptions langoureuses qui accompagnent notre descente dans la psychologie des personnages. Ici, la description du contexte social prend le pas sur le suspense, ce qui était une veine très steinbeckienne, ou goodisieenne, en 1965.

Titre parfaitement symbolique de ce qu’est l’âme du roman noir, dont ce roman est un archétype, « La Moitié du paradis » décrit aussi cette façon qu’auront nos trois personnages d’entrevoir ou de tutoyer fugitivement ce paradis, sans y pénétrer pour autant. Avant une fin qui le verra revenir dans un lieu déjà foulé, Avery Broussard connaîtra le paradis dans les bras de Suzanne. Winfield connaîtra un réel succès, pour une vie dans laquelle il se réalisera enfin. Boudreaux aura des promesses de carrière sportive, et se battra pour sa classe et pour les noirs. Emportés par les gangsters de tout poil gravitant vers les bayous, par les noirs crédules, par le cynisme de la faune intellectuelle et politique de la capitale, baladés par les prostituées et les managers, aucun de nos trois personnages ne sera assez fort pour renverser sa destinée. Chacun lutte, tout en attendant le déclin avec fatalisme.

Deux pôles pour une moitié de paradis, et un roman qui, s’il est plus procédural que l’œuvre à venir, contient –en germe, cependant- ce qui fait notre admiration pour James Lee Burke : le souffle lyrique, l’attachement à des personnages marqués par le destin, ce monde où la chance n’existe pas, les spéculateurs économiques du rêve sudiste.

 

Dans l’œuvre de Burke, « La Moitié du paradis » se situerait exactement entre la veine sociale de « Vers une aube radieuse », son roman suivant, et la série des Robicheaux.  Plus généralement, il est à disposer quelque part entre « vers un « Des souris et des hommes » et Charles Williams. Roman noir, il est aussi un roman naturaliste et humaniste. Il s’adressera donc aux fanatiques de l’auteur, comme aux lecteurs de roman des espaces.

Humaniste, naturaliste, noir : trois couleurs de Burke.

Lire et relire James Lee Burke est de ces expériences qui requinquent.

Pour faire plus ample connaissance encore, voici un extrait des « Carnets de route » américains de François Busnel, somptueuse série documentaires de huit épisodes, diffusée l’an passé sur France 5 et à présent disponible en coffret DVD.

 

 

La Moitié du paradis, Rivages/Thriller, trad. O. Deparis, octobre 2012, 305 p, 20 euros

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