22 décembre 2013

«American Tabloïd» d’Ellroy au théâtre : une kermesse

Cette année, on a droit à un automne-hiver très Ellroy, et l’aubaine réchauffe les méninges. Il y a l’annonce de sa venue aux prochains Quais du Polar, il y a «Le Dahlia noir» en BD, et voici à présent qu’un spectacle sublime se jouait à la MC93 de Bobigny : l’adaptation théâtrale d’ «American Tabloïd». Vous pouvez encore le voir ce dimanche 22 décembre (à 15h30), puis en mai prochain à Cergy-Pontoise (95). Espérons qu’il y aura ensuite d’autres dates, dans d’autres lieux.

 

« American Tabloïd » est un spectacle de circonstance : ce premier volet de la trilogie « Underworld USA » était le premier livre où le géant du polar s’attaquait à la figure de JFK. Ce fut aussi le roman qui acheva d’installer définitivement Ellroy à la place qui est la sienne, lui qui se frottait à la grande histoire après avoir traité de tueurs en séries, de Los Angeles, d’Hollywood et de la corruption partout : un des auteurs les plus essentiels de la littérature actuelle.

 

« American Tabloïd », ce pavé où l’écriture d’Ellroy se faisait plus minimaliste encore, transformant ses lignes en balles. Le roman couvrait la période 1958-63 de l’histoire des USA. Nicolas Bigards, metteur en scène du présent spectacle, avait prévu de l’adapter en couvrant la période indiquée. Au final, l’adaptation dure deux heures (qui passent inaperçues, tant le spectacle est dense, fort, fou, sublime)… et ne couvre que la moitié du roman, jusqu’à 1961 et l’élection de Kennedy.

 

Le spectateur dans la confidence

 

A travers Hoover, le big boss du FBI, à travers Robert Kennedy, à travers le cinéaste Howard Hugues, à travers Jimmy Hoffa, à travers espions, mafiosos, à travers les obsessions sexuelles de ses héros, à travers les officiels et les hobbies, le roman d’Ellroy et l’adaptation de Bigards entremêlent les complots pour orchestrer une grande histoire de l’ombre des Etats-Unis d’alors. Dans le contexte de campagne présidentielle qui va voir s’affronter Richard Nixon et John Kennedy, Hoover fomente tous les coups possible pour faire perdre le second. Le spectateur assiste aux petites et grandes trahisons en suivant le parcours des agents Boyd et Litell. Il rentre dans la confidence, il devient témoin des complots, infiltrations et autres passages à tabac. Le tout jusqu’à la victoire de Kennedy, et jusqu’à la crise des missiles à Cuba en 1961, qui clôt la pièce, en une scène chantée.

(Voir la bande-annonce)


 

Dès l’entame de la pièce, sur le devant de la scène, sans aucun décor, se présentent devant nous Howard Hugues, parfaitement interprété en artiste allumé qui rachète un journal de potins people, puis les personnages fictionnels qui seront les moteurs de l‘histoire (dans l’Histoire) :

  • Pete Bondurant, ancien Marine et ex-flic de L.A. devenu privé, mercenaire, tueur pour Jimmy Hoffa et ami du producteur Howard Hughes, dont il alimente le journal
  • Kemper Boyd, agent expérimenté du FBI, qui à la demande d’Hoover infiltre « l’organisation  Kennedy », et pour cela infiltre aussi une commission d’enquêtes sur les racketssyndicalistes
  • Ward Littell, ancien séminariste jésuite, espionne les communistes

 

Ensuite apparaît Hoover, qui domine la scène.

Ensuite le rideau se lève. Décor et mise en scène se démultiplient. La scène du théâtre devient un lieu divisé en plusieurs plans : ici un bureau du FBI, là une rue, là un autre bureau, là un lieu de rencontre, ici une cabine téléphonique. Ces lieux servent aux personnages, ou encore au groupe qui joue –sur scène- la musique du spectacle.

 

 

Une pyrotechnie

 

Le spectacle devient un mouvement général et permanent : quand un des plans de la scène sert à une cène dialoguée, les autres font avancer l’histoire par des scènes muettes, mais indispensables. L’espace est continuellement occupé. Le roman est en tout point adapté. Car, par cette mise en scène démultipliée, Bigards est parvenu à respecter, à rendre et à jouer la pyrotechnie narrative d’Ellroy. En outre, les sièges sont placés de telle façon que chaque spectateur a un point de vue très singulier sur ce qui se passe, ce qui favorise une immersion totale.

Cette pyrotechnie, ajoutée à des comédiens qui jouent juste et toujours en rythme pendant douze heures, scotchent le spectateur à son siège. Certains regrettèrent, à la fin de la représentation que j’ai vue, que « le spectacle ne décollait pas du texte [d’Ellroy] ». C’est vrai. La mise en scène incarne parfaitement le texte, le phrasé, la provocation et la dinguerie d’Ellroy. C’est précisément en cela qu’on parlera de mise en scène. Brigards a tout compris de la mécanique ellroyenne. Il a aussi compris ce qui, de notre vision de l’Amérique et de notre goût du polar, pouvait être joué sur une scène.

 

Une kermesse

 

Comme un roman de l’Américain, cet « American Tabloïd » est un texte qui devient relecture conspirationniste, mise en branle d’une montagne de faits et d’hypothèses. Kermesse textuelle.

 

 

Le jeu des acteurs, leur phrasé, épouse parfaitement la musique d’un Théo Hakola en phase. Ainsi dit, le texte épouse la musique. Les répliques deviennent des balles –ou des bulles d’émotion. Comment ne pas aimer tout du long ce Pete Bondurant-là ? Comment ne pas être hyper-sensible au jeu de Judith Henry (oui, celle de « La Discrète »)

 

 

(Voir une vidéo des répétitions)


 

Une performance d’autant plus grande que, m’apprenait l’une des comédiennes à l’issue de la représentation, la troupe n’avait répété que deux semaines en octobre, et deux en novembre. Le spectacle avait, cependant, déjà été rôdé : il avait été joué, au même endroit mais dans une distribution un peu différente, l’an dernier. Cette année, il a bénéficié d’un plus : Jake Lamar, (très bon) auteur de polar américain vivant à Paris depuis vingt ans, a été le « conseiller littéraire » de l’affaire.

 

C’est une adaptation littéraire hyper réussie sur scène, une kermesse, un moment idéal d’art vivant et de littérature, que cet « American Tabloïd »-là. Espérons qu’il sera joué dans de grandes scènes, de beaux lieux… et dans vos villes.

 

 

American Tabloid – Texte: James Ellroy – Mise en scène: Nicolas Bigards – Conseiller littéraire : Jake Lamar – Musique : Théo Hakola
MC 93 – 9, boulevard Lénine – 93000 Bobigny – www.mc93.com
Les 22 et 23 mai 2014 à L’Apostrophe, Scène nationale de Cergy-Pontoise et du Val-d’Oise (05)

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