14 octobre 2014

Sur Arte, une série met le capitalisme en pièces détachées

C’est un retour aux fondamentaux, et il commence ce soir. C’est « Capitalisme », une série documentaire en six volets qui remonte aux sources de l’économie de marché, éclairant l’histoire et l’actualité de la dérive ultralibérale. Tournée dans vingt-deux pays, comportant des témoignages très divers (ouvriers, chômeurs, agriculteurs, économistes, chercheurs), elle restitue des débats historiques et offre des clefs de compréhension du système capitaliste.

 

Ainsi, à raison de deux « épisodes » par mardi (les 14, 21 et 28 octobre), la série creuse la question qu’elle se pose elle-même au début de chacun des opus :

 

D’où vient le capitalisme ? D’une évolution naturelle de nos sociétés ? Ou de théories élaborées au fil des changements politiques et technologiques ?

Ces questions fondamentales, philosophiques, économiques et historiques sont tout l’enjeu intellectuel et narratif de cette série, qui raconte plus de deux siècles financiers de notre monde, par des allers-retours entre passé et présent, entre Adam Smith et l’économie déréglementée. Montrant comment le travail, la terre et l’argent sont progressivement devenus des marchandises, puis un capital virtuel, « Capitalisme » montre les fondements intellectuels de la révolution économique devenue libérale, tout en montrant très concrètement leurs conséquences dans la civilisation actuelle… et en devenir.

 

(Voir la bande annonce)

 

Une contre-histoire salutaire

Intitulé « Adam Smith : à l’origine du libre marché ? », le premier volet (diffusé ce mardi soir) est consacré au fondateur de la théorie du libre-échange. Remontant à la conquête du Nouveau Monde par les Européens, la série démontre que cette révolution par l’économie date en fait du XVe siècle et des Conquistadors qui, s’installant dans les nouveaux territoires conquis et colonisés, eurent un comportement d’entrepreneurs privés : monter des expéditions et des opérations à partir de presque rien, dans le but d’en tirer toujours plus d’argent. Pour les chercheurs interrogés, Smith était « fasciné par l’expansion de l’Empire », et savait que les colonies étaient en train de se développer par le biais de « sociétés » (le mot n’existait pas encore dans soin acception économique) privées… avec l’accord du gouvernement. C’est alors que l’Ecossais a dénié une conséquence directe du colonialisme : le commerce triangulaire a vite été dépendant de la traite des noirs : « Adam Smith a choisi de fermer les yeux sur l’esclavage », entend-on ici.

 

C’est un grand mérite de ce premier film, que de raconter, contextualiser et démontrer que ce sont quatre siècles d’esclavage qui ont charpenter ce qui allait pouvoir, en pleine période des Lumières, bâtir un capitalisme meurtrier. Tout en partant d’un philosophe et économiste, Smith, qui comme d’autres esprits de son temps cherchait à établir une nouvelle grille de lecture de l’évolution de l’humanité, aux moyens d’une « science qui expliquerait le comportement humain, le fonctionnement social et le sens de l’Histoire, mais sans aucune référence à la religion ».
Prenant appui sur Smith, les auteurs montrent que celui-ci n’avait pas vanté la fameuse « main invisible » des marchés, mais qu’il en redoutait les effets pervers sur l’économie britannique. Dès l’origine, l’ADN de l’économie de marché comportait une exploitation pernicieuse et mortelle du filon. Par la suite, tout au long de l’Histoire, cette révolution capitaliste allait donner naissance à des excroissances, et à des lectures plus souvent erronées que censées de « La Richesse des nations ». Comme le montre le deuxième volet, également diffusé ce mardi soir :  » « La Richesse des nations », nouvel évangile ? », consacré à la division du travail. Qui montre comment les économistes de la révolution industrielle allaient négliger le facteur humain, comment ils allaient sortir de leur contexte les préoccupations sociales de Smith à des fins de domination économiques, et comment l’intérêt personnel allait devenir une religion. N’y voit-on pas comment, en pleine campagne présidentielle de 2012 aux États-Unis, on dénigrait la notion de solidarité ? Comment on créait une « moralité du capitalisme et de l’individualisme », pour un « capitalisme démocratique » ? Des éléments de langage qui signaient le triomphe de la révolution conservatrice de Thatcher et Reagan.

Ce mardi, cela se conclura ainsi :

Tout au long de l’Histoire, nous avons perdu toute cette réflexion sur la dimension politique, éthique, du progrès vers une économie de marché

Si vous ne l’avez pas vu ce soir, vous pouvez jusqu’à mardi prochain le visionner sur le site Arte+7.

 

Un épisode, une figure

 

Les quatre épisodes suivants passeront au crible l’avancée du capitalisme. Avec toujours le même mode opératoire : chaque volet étudie et passe au crible un théoricien, analyse comment il a alimenté le moloch, raconte comment le capitalisme a rapidement dépassé tous les théoriciens qui l’ont fait évoluer, les crises et évolutions engendrées, mais aussi les résultats sur le monde actuel.

 

L’épisode 3 se penche sur l’internationalisation du commerce triangulaire, sur « l’avantage comparatif » de David Ricardo, sur la façon dont cette économie, basée aussi sur l’importation, a tué les économies locales, donc les producteurs locaux. Un supposé « cercle vertueux de l’économie » qui donna plus tard l’ALENA, le FMI, et des myriades de solutions qui étaient des trahisons (mettant sur le tapis des Etats qui, pour profiter de prêts de la part de ces institutions, devaient adhérer aux règles du libre-échange).

 

Les suivants se penchent sur les économistes « classiques » : Joseph Schumpeter et sa « destruction créatrice » début XXe, Friedrich von Hayek, Milton Friedman. Mais aussi sur leurs hétérodoxes plus posés et plus soucieux de l’intervention de la société : Karl Marx bien sûr (épisode 5), John Ford, John Maynard Keynes et enfin Karl Polanyi.
C’est ainsi une histoire du monde par les batailles intellectuelles. Deux siècles de combats entre ceux pour qui l’homme appartient à l’économie d’un côté, et de l’autre ceux pour qui il urge de restaurer des moyens de productions équitables au sein de l’économie, afin que l’homme la dirige et se gouverne lui-même.

 

Petits effets, grandes conséquences

 

Si la série « Capitalisme » est une histoire, notre histoire, c’est aussi parce qu’elle se soucie de toujours montrer les conséquences actuelles de chacun des points d’Histoire évoqués. Parce qu’elle montre les effets concrets de ces théories. Parce qu’elle nous emmène dans bien des pays : Haïti, Mexique, Chine (avec ces ouvriers qui témoignent dos à la caméra), Roumanie (avec cet homme qui se jeta du premier étage du Parlement), Grèce bien sûr ; Washington, Francfort, Paris, etc.

 

Parce que, pour nous accompagner dans ces allers-retours entre petits effets et grandes conséquences, nous sommes éclairés par vingt-deux intervenants qui décryptent les théories et les applications : de Thomas Piketty à David Graeber en passant par Kari Polanyi Levitt, Pascal Lamy l’ancien patron du FMI,  et bien d‘autres.
On frémit à chaque épisode, horrifiés de voir qu’à chaque étape existait un penseur qui avait l’antidote, mais que le moloch préférait tout transformer en marchandise : l’antidote lui-même, mais aussi le travail, la terre, l’homme, la nature… puis l’argent lui-même. On frémit dans le dernier opus, montrant que Karl Polanyi avait prédit la chute du capitalisme en étudiant… la chute de Babylone et l’extinction de la civilisation sumérienne (sud de l’Irak actuel).

 

On frémit mais on en ressort plus solides. Solides de s’être fait raconter une part de nous-mêmes. D’avoir retrouvé le fil d’une histoire, même si elle aboutit dans un trou noir : la dette, les bulles spéculatives, l’extraordinaire opacité du libéralisme. Des inventions pures, qui ont pour effet d’avoir dépossédé l’homme de lui-même. Et donné les clés du monde à quelques dizaines d‘individus qui le possèdent. Et, au sens propre comme au sens figuré, nous possèdent.

 

Après le capitalisme, la faillitocratie est notre système

 

Au final, un des témoins dit ce mot : « faillitocratie ». Ce témoin est Grec : l’économiste Yanis Varoufakis.

Il a nommé notre logiciel, notre système.

C’est l’histoire de cet écrasement.

 

On aurait rêvé, vu le niveau de la narration et celui des « intervenants », un épisode de plus consacré à la financiarisation outrancière de l’économie, à l’ultralibéralisme du monde 2.0, aux chasseurs de dettes souveraines des États.

On doit « Capitalisme  » au réalisateur israélien Ilan Ziv, qui avait déjà détonné sur Arte avec « Exil – enquête sur un mythe », un documentaire qui déboulonnait le mythe du « peuple juif exilé », et qui avait fait grincé. Lâchant l’archéologie pour l’économie, il contribue à mettre le capitalisme à poil. Pour trois semaines au moins.

 

 

Capitalisme. 6 épisodes (53 mn chacun environ).
Tous les mardis à 20h50.
Diffusion : Arte.
Réalisé par Ilan Ziv.
Coproduction : Arte France, Zadig Productions, Filmoption International, T.A.M.I. Média. 

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