25 avril 2012

«Mapuche» : Caryl Férey hausse encore le niveau (2/2)

Bien. Reprenons. Le nouveau roman noir de Férey, est meilleur encore que ses prédécesseurs, disions-nous hier. Une langue tout aussi bien tenue, des personnages tout aussi marquants (on n’oubliera pas Jana), pour un roman toujours aussi éminemment politique. Et toujours cette faculté de trouver des titres aussi mystérieux que poétiques et cinglants : le dernier Férey s’intitule « Mapuche »...

et fait en tous points échos à « Haka », « Utu » et « Zulu ».

Inoubliable Jana

Comme les deux premiers, ce nouveau livre porte sur une communauté spoliée : ici, les Mapuches. Elle donne carrément son titre au roman. Parce qu’elle en est un thème central, et parce qu’elle est celle du personnage principal : Jana. Cette « fille d’un peuple sur lequel on avait tiré à vue dans la pampa » a 28 ans, les cheveux noirs et les yeux en amande. Elle est sculptrice à Buenos Aires, où elle vit seule. Elle squatte l’atelier d’un artiste parti sans laisser d’adresse.
Il y a quelques années, lors de la crise financière de 2001 en Argentine, elle avait quitté sa communauté avec, en poche, un couteau, un pancho, et juste de quoi payer son inscription aux Beaux-Arts. Pour vivre, elle se prostituait :

 « Jana avait taillé ses premières pipes en pleurant, et puis elle avait tout ravalé : sa colère indienne, le sperme de ces porcs, cette folie qui lui mâchait le cœur et la secouait comme un pitbull pour lui faire lâcher prise. Elle était devenue du fil barbelé. »

Disparus

Si sa vie a un peu changé, elle fréquente toujours les putes et les travestis qui tapinent sur les docks. Et voilà que dans le quartier de La Boca, on retrouve le cadavre de «Luz», un « ami » (travesti) de Paula, qui elle est une amie de Jana.
La sculptrice contacte alors un survivant politique : Ruben Calderon, militant sous la dictature de Videla, et un des rares rescapés de ces geôles où périrent son père et sa sœur. A présent détective, il enquête pour les Mères de la place de Mai, et recherche toujours les enfants des disparus qui furent adoptés lors de la dictature. Quand Jana vient le trouver, le détective travaille également sur la disparition d’une photographe, Maria Victoria Campallo, fille de l’un des plus puissants hommes d‘affaires argentins.

La photographe, les fils et filles des victimes de la dictature, les Mapuche : dans ce roman, tout le monde disparaît ou a disparu. Et l’Argentine, elle, a explosé financièrement en 2001-2002.
C’est de ce contexte que Férey fait surgir les colères du livre : contre l’ultra-libéralisme à l’œuvre dans ce pays comme partout, contre ce pouvoir qui condamna la communauté de Jana… et qui recycle d’anciens responsables administratifs de la période Videla (neuf juges sur dix qui exerçaient durant la dictature militaire exercent toujours, écrit Férey). Par ces colères, les Argentins de Férey pansent leurs blessures.

Comme il l’avait fait dans « Zulu », l’auteur travaille ici à unir des faits présents et le passé encore fumant. Et, comme dans ses romans sur la Nouvelle-Zélande et les Maoris, il « travaille » sur une communauté chassée de ses terres et/ou de sa propre mémoire.

C’est pourquoi ce nouveau roman réunit les deux veines, littéraires et politiques, de ses meilleurs romans précédents.

Caryl Férey tout seul (Photo : C. Hlie / Gallimard)

Moins tragédie, plus conte

« Mapuche » débute par une phrase typique de Férey, de sa colère et de son réalisme :

 « Un vent noir hurlait par la portière de la carlingue. »

Le seul reproche que je ferais à ce roman est son écriture un peu plus en-dedans que ses prédécesseurs. Moins apocalyptique, moins possédée. Du coup, les dialogues cognent moins, et ne parvient pas à remplir la fonction littéraire du dialogue dans un polar : battre la mesure et être inoubliable.

Mais ce défaut laisse la place à une qualité : le réalisme de Férey, déjà prégnant, s’en trouve encore plus accentué. Et l’interaction entre le background historique et les situations présentes fonctionne toujours aussi bien. « Mapuche » est donc un tantinet moins tragique, et moins sanguin que les précédents romans noir de l’auteur, mais en devient plus conté.

Et Jana, quelle femme. Quel personnage. C’est une autre grande nouveauté de Férey : un grand personnage féminin.

Mapuche, Série Noire/Gallimard, 450 p, 19.90 euros. En librairie le 27 avril

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