27 novembre 2020

Diego Maradona : pourquoi parle-t-on d'icône pop ?

L'ampleur des hommages depuis mercredi. Les intégrales des chaines d’infos dès l’annonce officielle du décès. Les Unes de tous les quotidiens nationaux comme régionaux en France. Depuis que la nouvelle est tombée, ce 25 novembre sur le coup de 17 heures en France, on s’aperçoit bien que Diego Maradona, c’était bien plus que du football. Pour le meilleur (ce qu’il incarne d’Argentine, et de tiers-mondisme latino-américain des années quatre-vingt) comme du pire (les scandales propres aux stars de son rang, le dopage, la drogue, la Camorra). 


Le lent défilé devant sa dépouille à Buenos Aires ce jeudi 26 novembre, les chants de supporters à Naples, un mausolée en Inde, et ce n’est pas fini. La veillée funèbre de Diego Maradona s'est muée jeudi en hommage planétaire qui, lui aussi, transcende largement les dimensions de ce jeu et de cette politique des choses qui s’appelle le football.



Une journée a passé depuis l’annonce de ce décès. L’émotion est encore là, pour un possédé de football de ma génération (47 ans) : cette nouvelle est de celles qui font envoler une des pages de notre enfance. 

 

Face à cette mort, prenons un peu de distance. De toute façon, tout a été dit et écrit depuis hier, plutôt bien. Pour ma part, j’ai humblement parlé sur des antennes, et avais écrit ce que je pensais (de bien, de mal) au sujet du "Pibe de oro" dans Galaxie Foot. Donc nous ne (re)parlerons pas, ici, du "but du siècle" - même si franchement on l’a adoré !-. 



 

Maradona était-il le meilleur ? Même si le choix est restreint, chacun aura son avis. On rajoutera Puskas, Pelé, Platini, et Di Stefano.
Maradona était-il le plus grand ? Pour moi, oui - avec Johan Cruyff -. Car être le plus grand signifie de marquer les imaginaires, y compris ceux des plus rétifs au ballon rond. Cela signifie avoir eu un impact au-delà de sa discipline. D’avoir pris position sur les champs politiques (Cruyff le fit, Maradona le fit). Maradona restera comme le premier, dans sa dimension, à être allé à ce point au-delà de son propre sport : engagé, clivant, hénaurme, énervant. Joueur et tricheur. Bigger than life.
Voilà en quoi il s’était inscrit dans de nombreux segments de ce qui définit la pop culture. Voilà pourquoi Maradona était aussi une icône pop de son époque. Et il le restera. 


Étendard


George Best, mort lui aussi un 25 novembre (2005) ne jouait pas au foot. Il était le foot. Les Rolling Stones étaient le rock, et John McEnroe était le tennis. Diego Maradona jouait au foot et était ce foot. Pour lui gagner signifiait vaincre. Vaincre les Anglais en 1986, quatre ans après les Malouines. C’était gagner une guerre politique et éternelle, face à ceux qui n’avaient gagné qu’avec des armes et des canons.  

Deux titres de champion d’Italie avec le SC Napoli, c’était pour vaincre ce Nord. Il fut illico adopté par la ville de Naples pour cette raison. "J’étais leur étendard", écrivait-il dans Ma Vérité (Hugo &Cie, 2016, repris en poche chez J’ai Lu), poursuivant :

"J’étais l’étendard des pauvres du Sud contre les riches du Nord. Celui qui volait les riches du Nord pour donner aux pauvres du Sud. Mais ça, c’est le résumé de ma vie. C’est tout moi, ça"


Ou encore :
"Avant la Coupe du monde 1986, il faut bien dire la vérité, celui qui avait l’image du vainqueur, celui qui gagnait tous les titres, c’était bien Platini. Moi, j’étais le jogolieri, celui qui faisait le spectacle avec mes petits ponts, mes coups du foulard, mes coups du sombrero, mais moi, je ne faisais pas de tours d’honneur. Je ne gagnais pas de titres. Mon tour était venu. Je voulais tout gagner et je voulais tous les battre. Surtout ceux qui se mettaient sur mon chemin. Et c’est ce qui s’est finalement passé : je me suis battu, battu et battu et finalement, j’ai brisé le mythe Platini. Je l’ai tué"


Phrase typique du champion. De tous les champions. Certes. A ceci près que Maradona dut se battre contre beaucoup d’autres (hommes, pays, institutions du football), mais aussi contre lui-même. Se mesurer aux lois de son propre sport. S’en élever jusqu’à viser bien plus que la perfection, mais plutôt l’immortalité. Quitte, pour cela, à pactiser avec son propre côté obscur.

Le "Pibe de oro" ("gamin en or"), enfant de famille pauvre, aux origines amérindiennes, italiennes et espagnoles, devenu homme de petite taille (1m66) incarnait la fougue, la ruse, la virtuosité des gamins des rues. Mêle une fois devenu grand, c’est-à-dire champion du monde mais aussi cocaïnomane, irascible, puis parano, obèse, pestiféré, parfois homme parfois fantôme, il incarnerait toujours cette dimension "enfant roi" qui fait les stars de la pop culture.

De héros à anti-héros, des paillettes au dopage


Il y eut les frasques nocturnes dans les discothèques barcelonaises, où il commença à devenir accro à la coke – c’était pendant ses deux saisons au Barça, 1982-1984 -. Puis les années napolitaines (1984-1991), un temps où Diego Armando Maradona fut le plus beau joueur que la terre ait connu, et où il gagna ses plus beaux trophées (deux Scudetti en 1987 et 1990, une Coupe d’Italie en 1987, une Coupe de l’UEFA en 1989, champion du monde en 1986 et vice-champion du monde en 1990). Un temps, aussi où il symbolisa les années quatre-vingt versant paillettes, business, où il fut protégé par la Camorra, et où il y eut cet enfant né (en 1986) d’une relation adultère, dont il admit la paternité bien plus tard. Des années paillettes qui allaient le mener aux années dopage.

Le "Pibe de Oro "mourut le 8 juillet 1990, après la défaite de l’Argentine en finale du Mondiale. Laissant la place au seul Maradona, qui allait rester le plus grand sans jamais plus être le meilleur.
L'idole mondiale était devenue un anti-héros. Un personnage de polar. Au début des années quatre-vingt-dix, quand on évoquait Maradona, on évoquait la dope ou le dopage. En France, il fit une très brève apparition comme marionnette des Guignols de L’Info. Représenté comme un imbécile bouffi et ravagé par la drogue, son personnage tombera rapidement aux oubliettes.



 

Dieguito, Pibe de oro, icone pop


Dans le monde, il allait cependant devenir une icône pop. Quelque part entre Tony Montana et Mohammed Ali.

Depuis des années, à Naples comme dans bien des endroits en Argentine, les murs s’étaient recouverts de fresques parfois gigantesques. Des murs d’immeubles, des ruelles et des quartiers étaient, et sont toujours, des musées à ciel ouvert dédiés à la gloire de Diego. Naples est devenue un temple du street-art dédié à "Santa Maradona", où se recueillent et défilent les foules depuis mercredi. Vous en trouverez à foison sur Internet. 

Plus que Pelé avant lui, plus que Zidane aujourd’hui, Diego Maradona fut le premier footballeur à avoir trouvé un tel écho à travers autant de formes artistiques, de la peinture jusqu'à la bande dessinée, en passant par la sculpture, la danse, la théâtre, le cinéma, ou encore la musique.


En France, on connaît ces deux morceaux :

Santa Maradona de la Mano Negra, single issu de l’album Casa Babylon (1994) : "Santa Maradona priez pour moi" scandait le refrain, sanctifiant un ange échoué, un personnage qui tapait dans un ballon plutôt que sur l’adversaire. Santa Maradona glorifiait l’Argentin pour la lumière qu'il apportait à ce milieu corrompu. Ce qui, même justement en 1994, pesait ironiquement lourd en naïveté… Mais quel morceau.



 

La vida tombola, par Manu Chao (un ex de la Mano, comme on sait). Un titre qui était de la bande-son de Maradona, le documentaire d’Emir Kusturica, projeté au festival de Cannes en 2008.



 

En 1989, on ne voyait pas en direct les demi-finales de la Coupe de l’UEFA. Des gens comme moi virent après coup cet échauffement maradonesque.
Le 19 avril 1989, lors de l’échauffement précédant la demi-finale retour entre Naples et le Bayern, Diego Maradona, lacets défaits et au rythme de la chanson Live is life d’Opus, le joueur encore en or commença à enchaîner les jongles avec le génie rusé qui était le sien. Cette scène restera mythique.
 

 

Le Che du foot et la divinité païenne


Était-il de gauche ? De droite ? Nous dirons qu’il était "dieguiste". Entre le populaire et le populisme.

Fils du peuple resté proche du peuple, il était le cœur et le tambour de celui d’Argentine. On le mesure à l’ampleur du deuil national décrété sur place, et à l’envergure des foules qui l’accompagneront.

On ne mesure pas sa politisation si on ne prend pas conscience que cet homme devint une idole dans l’Argentine de Videla, et dans une Amérique latine dont les pays avaient été en coupe réglée par des régimes dictatoriaux installés plus ou moins directement par les Etats-Unis. Dans un monde où on ne parlait pas de "pays émergents" mais de "pays pauvres". Pas d’"altermondialisme", mais de "tiers-mondisme" et de "pays non-alignés".

Maradona regarda toujours avec passion les candidat(e)s et les gouvernant(s) qui osaient défier les Yankees : Peron, Chávez, Castro, et tant pis pour le populisme (voire les Droits de l’Humain). Puis Nicolas Maduro et Evo Morales. Pour l'anecdote, Diego est mort un 25 novembre, le même jour que Fidel Castro, mais quatre ans plus tard.

 Tatouage du "Che" au bras, Maradona se voulait aussi celui du foot. Au début des années 1990, il avait jeté les bases d’un premier syndicat mondial des joueurs : l’Association internationale des footballeurs professionnels. Il verra le jour en 1995, avec Éric Cantona (alors encore joueur) et le journaliste Didier Roustan à la manœuvre. Avant de rapidement retomber.

Si Diego Maradona est devenu une icône pop, c’est aussi par cet engagement-là, et la force/forme qu’il lui donna. Quelque chose entre Che Guevara et Speedy Gonzales.

Jusque dans sa dimension sacrée, Maradona revêt une caractéristique propre au héros pop. Une dimension d’idole païenne que l’on doit à… l’ "Eglise maradonienne" ! Depuis le 30 octobre 1998, cette « religion » rend gloire à Diego Maradona. On estime à cent mille ses adeptes, dans pas moins de soixante pays. Elle possède son propre calendrier, ses deux fêtes annuelles, et il n’est pas impossible que ce qui est arrivé, ce 25 novembre 2020, la fasse perdurer…



On se fera une idée de la trace maradonienne en revoyant le superbe documentaire, sorti sur grands écran en 2019 : Maradona, d’Asif Kapadia, projeté hors compétition à Cannes. 



Ainsi que Maradona, un gamin en or, réalisé par Jean-Christophe Rosé. Coproduit par Arte France, 13 Production, TSR et la RTBF. 

Ou encore : Maradona confidentiel (2018) qui sera rediffusé ce samedi 28 novembre à 22h40 sur National Geographic, et dont le teaser est ici.

Car enfin, "Maradona, c'était aussi ça"...



 

24 novembre 2020

"Cheyenne et Lola" : folle équipée et sororité chez les Ch’tis

Rencontre du polar féministe, du récit de libertés confinées, des histoires de petites frappes, de la fiction sur cette fameuse "France périphérique", avec en prime un regard à la loupe sur les migrant.e.s : Cheyenne et Lola, la série qui débute sur OCS ce 24 novembre, est une merveille de série noire.



 

Forcément, on pensera à Thelma et Louise et à Bonnie & Clyde, pour les duos en cavale. On pensera aux films de Ken Loach ou de Bruno Dumont, pour le réalisme social et décalé. On pensera aussi à Fargo, pour l’utilisation des décors. On pensera enfin au Quai de Ouistreham de Florence Aubenas.
On a l’impression d’avoir déjà vu Cheyenne, d’avoir déjà vu Lola. D’avoir déjà lu et vu des héroïnes comme elles. En fait, non. Pas comme ça. Cette nouvelle série assemble le polar social, l’aventure de solidarité entre femmes, et le polar de gangsters (locaux). C’est une série qui plaira aux férus de tous ces genres-là.

L’histoire 

Elle se déroule dans le nord de la France, sur les bords de la Manche. Sortie de prison après avoir purgé une peine pour complicité dans un braquage, Cheyenne vit dans un camping. A trente-cinq ans, elle recommence sa vie, elle est tatoueuse à ses heures, et son rêve est de s’établir comme tatoueuse professionnelle au soleil. Au Brésil. Pour ça, elle accumule les heures de ménage : dans des maisons et des hôtels, mais aussi sur les ferries assurant la liaison avec l’Angleterre. Ce rêve trouve sa racine dans une volonté : prendre ses distances avec son mari, homme violent, toujours incarcéré, qui refuse le divorce. Ce rêve, c’est sa survie.

Cheyenne est une enfant de la région. Elle a grandi dans une famille catégorie "cas sociaux". Sa demi-sœur, Mégane, fait elle aussi des ménages, et assouvit sa soif de reconnaissance à travers son blog libertin, qui lui vaut l’aura des mâles du coin. Elle fricote aussi avec la petite truanderie locale.
Celle que Cheyenne n’a connu que trop. Rapport à son passé, à son mari. Car depuis que celui-ci est au trou, un autre caïd contrôle tous les trafics : prostituées, drogue, et aussi les migrants. Yannick Bontemps a tout le monde à sa botte, y compris sa femme Babette, qui tient tous les comptes. Jusqu’à ce qu’elle se mette à vouloir les régler…

Et la Lola du titre, dans tout ça ? Elle est le moteur à emmerdes. Pour tout le monde, enfin presque. Et pourtant, tout le monde lui dit : qu’est-ce qu’elle est belle… Mais beaucoup ne voient que ça, chez cette bimbo hyper sexy, frivole, addict au shopping et à Instagram. Elle se révèle vite une fausse ingénue, et complice idéale pour sales coups.  
Débarquée dans la région pour suivre son amant, un coach fumiste en "positive attitude", elle se retrouve vite mêlée à un meurtre. Se retrouve vite au milieu du panier de crabes et des trafics du coin.
Elle a mis son destin dans ces engrenages.
Tous les engrenages de Bontemps.

Elle et Cheyenne deviennent celles qu’on cherche, celles qu’on veut. Celles qu’il faut choper (dans tous les sens du terme). Qui en savent trop. Mais qui demeurent indispensables – vous verrez pourquoi -.

(Voir le teaser) 

 

Toutes les couleurs du noir


A partir de là, chacun des personnages décrits dans ce résumé auront l’occasion d’avoir un coup d’avance. Vous verrez ce qu’ils en feront.
Ajoutez au puzzle un flic amoureux, une hiérarchie corrompue, des femmes de ménage exploitées, des guerres de clans et de familles, du passé qui s’en va et qui revient : vous avez le tableau d’un polar du tonnerre.

Chacune des pièces est interdépendante, car les protagonistes principaux comme secondaires ont plusieurs facettes. En cela, Cheyenne et Lola respecte ce code propre à tous les bons romans et films noirs : tous les personnages ont un côté clair et un côté obscur. Ni bons ni méchants, ni victimes ni suspects, mais un peu de tout ça. D’ailleurs, l’ultra-réalisme de la série ne verse dans aucun misérabilisme (psychologique, social, victimaire).

Bien des codes du genre noir sont là, brillants. On appréciera ici l’écriture de Virginie Brac, qui fut une autrice de huit (bons) polars, et dont on garde un souvenir précis de Cœur-Caillou en 1997, puis Tropique du pervers et Notre Dame des barjots en 2000 et 2002 (avec son personnage de Vera Cabral, psychiatre urgentiste). Elle est depuis devenue scénariste, qui a écrit la saison 2 d’Engrenages, participé à la saison 4, et crée plusieurs séries dont Les Beaux Mecs ou Tropiques amers.

Toutes les nuances du noir sont là, parce que chaque protagoniste existe suffisamment pour les faire vivre. Chacun a sa place dans la dramaturgie, et chacun acquiert une certaine densité car il incarne un petit quelque chose de particulier dans la variété des thèmes traités : sort des migrants, trafics des migrants, violence domestique (sur les femmes et sur les enfants), exploitation salariale, aléas économiques d’une entreprise de ménage, tabous familiaux, petits et grands trafics dans un coin pommé mais ouvert, amours contrariées, sororité, solidarité, fatalité.  

Cheyenne, Lola et les autres


On sait bien que le décor est un personnage, dans ce genre-là. Cette saison 1 a été tournée entre Cherbourg, Le Touquet et Dunkerque. Eshref Reybrouck (Undercover sur Netflix, c’était lui), réalisateur de cette première saison, a su donner parfois des airs de rêve à des paysages lugubres et aussi maudits que le destin des personnages.

On est secoué par l’interprétation subtile de la Belge Veerle Baetens, remarquée entre autres dans le film Alabama Monroe de Felix Van Groningen en 2013. Sa Cheyenne oscille entre le fatalisme, l’héroïsme, la solidarité, l’abattement, et un certain humour caustique.

On apprécie hautement les compositions d’Alban Lenoir en jeune flic, de Patrick d’Assunçao en caïd local, de Sophie-Marie Larrouy en demi-sœur nympho et terrible, de Natalia Dontcheva en Babette fatale.

Et on est saisi par le rayonnement et l’envergure que Charlotte Le Bon donne à Lola. Depuis qu’elle s’était fait connaître en miss Météo puis en chroniqueuse au Grand Journal sur Canal+, la pétillante Québécoise a enchaîné une petite vingtaine de films devant les caméras. Elle parvient à jouer une sorte de cagole du Nord, un personnage plein de double-fonds et d’énergies aussi contraires que les vents - du nord, justement -. Toujours là quand il faut mais rarement là où il faut, elle donne à cette saison 1 la fausse naïveté qui équilibre à merveille la solidité fêlée de Cheyenne. On voit ces jours-ci, sur les réseaux sociaux, à quel point elle fut en joie d’incarner cela. 

Cheyenne, Lola et les autres, sont de sacrés personnages. Cheyenne et Lola est une sacrée série. La première saison débute ce mardi, et son autrice Virginie Brac m’assurait que la suivante était déjà à l’étude.  




Cheyenne et Lola. 8 épisodes de 52 mn
Diffusion sur OCS Max à partir du 24 novembre, 20h40. Puis à la demande
Créée et écrite par Virginie Brac
Réalisée par Eshref Reybrouck
Avec Veerle Baetens, Charlotte Le Bon, Patrick d'Assumçao, Alban Lenoir, Sophie-Marie Larrouy, Natalia Dontcheva,…


21 novembre 2020

"La révolution, ça commence par l’écriture" : Jean-Patrick Manchette, not dead

Cette année 2020 marquait les 25 ans de la disparition de Jean-Patrick Manchette. Un des romanciers français les plus importants de son genre, et de son temps. Raison pour laquelle plusieurs ouvrages ont été (re)publiés.  
J’avais écrit le long article qui suit en février dernier, pour le magazine L’Officiel Hommes. Commandé à l’occasion des hommages anniversaires, il m’avait amené à interviewer Jacques Tardi, Nicolas Mathieu (prix Goncourt 2018), François Guérif, Philippe Labro, Frédéric Paulin et Nicolas Le Flahec. Et à mettre en perspective une œuvre magistrale.
L’article a été victime de la Covid-19, et n’a pas été publié (si vous saviez le nombre de sujets dans ce cas, chez nombre de journalistes même culturels…). J’en ai récupéré les droits, et le publie sur mon blog dans une version adaptée. Pour une ballade de week-end et de tout temps en manchettie, pour les fans comme pour les profanes. 

 


 

"Pour savoir écrire, il faut savoir vivre" : ces mots sont extraits d’une préface que Manchette donna en 1995, pour un roman qu’il avait aidé à faire publier dans la Série Noire. Un livre écrit par un ancien braqueur, Charles Maestracci, qui signait sous le pseudonyme d’Alexandre Dumal. Le titre : Je m’appelle reviens, n°2376 de la prestigieuse collection. Quelques semaines plus tard, le 3 juin, Manchette mourrait à Paris, à l’âge encore vert de cinquante-trois ans. Depuis, cette antienne, "Je m’appelle reviens", apparaît aussi comme un salut tout « manchettien ». Une disparition et un pied-de-nez, tout à fait dans l’esprit de l’homme, qui fut dans sa jeunesse un proche de l’Internationale situationniste. En écrivant « Pour savoir écrire, il faut savoir vivre », Manchette avait d’ailleurs adapté à sa sauce une citation de Guy Debord :
"Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre"
 
En 2015, quand sortait le film The Gunman, réalisé par le Français Pierre Morel avec une distribution internationale (Sean Penn, Idris Elba, Javier Bardem), on s’apercevait que vingt ans après sa mort, le nom de Manchette résonnait toujours : il s’agissait d’une adaptation de La Position du tireur couché, le dernier roman publié de son vivant. Un livre qui avait déjà été porté à l’écran en 1982 : Le Choc de Robin Davis, avec Alain Delon en tête d’affiche. L’acteur, déjà classé à droite, s’était entiché des polars du gauchiste Manchette, et avait joué dans trois films tirés de ses romans : Trois hommes à abattre (d’après Le Petit Bleu de la côte ouest), Pour la peau d’un flic (de Que d’os !) et Le Choc.
C’est que, voyez-vous, cet écrivain-là a autant attiré, divisé, que fasciné et intrigué.

La révolution "néo-polar"


 C’est que cet homme-là a tout simplement révolutionné un genre en France : le polar. En onze ans, et autant de romans. De Laissez bronzer les cadavres (coécrit avec Jean-Pierre Bastid) en 1971 à La Position du tireur couché en 1982, en passant par Nada (adapté par Claude Chabrol), L’Affaire N’Gustro, Fatale, et La Princesse du sang (inachevé, paru après sa mort en 1996). Manchette est celui qui, quarante ans après les "pulps" et les hard-boiled américains (Dashiell Hammett, Raymond Chandler), a dépoussiéré un polar hexagonal qui ronronnait un peu dans la France pompidolienne. Sa patte : une "intervention politique" revendiquée, une articulation réussie entre le "roman de gare", le marxisme (revendiqué), un style minimaliste, l’humour froid et noir, et un usinage qui allie une langue précieuse et une verve argotique. L’écrivain se distinguait de ses pairs par une activité théorique inlassablement, menée dans son Journal et dans ses nombreuses chroniques. C’est précisément cette activité qui expliqua cette longue parenthèse : entre 1982 et 1995, Manchette ne fit paraître aucun roman. Les seuls écrits qu’il reste de cette période, ce sont ses articles (publiés dans les revues Pilote, Hara-Kiri, Charlie, BD, Polar) et cette correspondance accrue avec ses amis, ses confrères, ses éditeurs : on en goûte la saveur dans l’ouvrage Lettres du mauvais temps – Correspondance 1975-1995 publié au printemps à La Table Ronde.

"Il adorait la bière belge"


Homme rare, du fait d’une longue période d’agoraphobie qui l’empêcha, à partir de la fin des années 1970, de mettre le nez plus loin que son palier, il était un forçat de travail. Philippe Labro était rédacteur en chef à RTL, et avait publié trois romans et réalisé quatre films (dont L’héritier) quand il est tombé sur Le Petit Bleu de la côte ouest. "Fasciné", il a illico cherché à en faire un film. Contact fut établi :

"Il n’était pas encore agoraphobe, nous nous sommes donc retrouvés dans un bistrot non loin de RTL. Devant un lapin-moutarde (qui est devenu un gag entre nous, et qu’on retrouve dans quelques romans), on a parlé cinéma, roman policier américain. J’ai été touché par sa sensibilité, sa fragilité, son extrême intelligence et son extrême culture"


Labro fit alors acheter les droits par un producteur, et les deux hommes commencèrent à travailler l’adaptation, accompagnés de l’écrivain et acteur Daniel Boulanger (futur membre de l’Académie Goncourt). Mais l’affaire traîna, et les droits ont fini par être rachetés par un autre producteur. Qui allait faire le film avec Alain Delon : Trois hommes à abattre. Aujourd’hui, Labro souligne avec une certaine émotion dans la voix que

"Le film ne ressemblait absolument plus à notre adaptation. Ni au livre, à mon avis… Mais entre temps, on avait établi un lien. Notre relation est devenue une belle amitié"



 C’est finalement pour son septième film, La Crime (1983), qu’il parvint à œuvrer avec son ami : sur un scénario original de Jean Labib, Manchette travailla au scénario et aux dialogues.

"Il m’a beaucoup apporté, admet-il aujourd’hui, et si c’est un film plutôt réussi, c’est en grande partie grâce à lui. Il y a des répliques dont je me rappelle par cœur, comme ce « Il est con, mais pas idiot » ». Pour lui, Manchette restera ce

"Bourreau de travail, et un homme méticuleux, courtois, aimable, toujours prêt à changer et à transformer s’il le fallait. Et en même temps, très sûr de ce qu’il écrivait. [...] On se voyait régulièrement. J’allais chez lui, je montais à pieds les cinq étages de son immeuble de l’avenue du Docteur Netter (Paris 12e). On faisait des séances de travail, trois-quatre fois par semaine. Jean-Patrick nous attendait avec son texte toujours parfaitement dactylographié. Car c’était un maniaque du texte propre, à l’alignement, au paragraphe et à la virgule près. C’était exaltant. Il était enjoué, on rigolait : il adorait la bière belge"


Tardi et Griffu


C’est un peu avant, au milieu des années soixante-dix, que Jacques Tardi avait rencontré Manchette. Déjà auteur de plusieurs albums, il était de cette foisonnante galaxie de magazines tels Pilote, L’Echo des Savanes, Métal Hurlant. Crée par Jean-Pierre Dionnet, ce dernier était dédié à la science-fiction, et il était question d’y insuffler un air de polar. "Ça ne s’est jamais fait, mais c’est sur cette base-là que j’ai rencontré Manchette", se rappelle Tardi, il était en train de terminer Fatale (qui parut en 1977, ndlr). On travaillait à l’adaptation de ce livre-là en bande dessinée. Au bistrot, en tête-à-tête. On buvait des demis, beaucoup de demis, et très rapidement on parlait d’autres choses, de cinéma par exemple". Et le dessinateur de poursuivre :

"De mon côté, je faisais le découpage, en fonction de ce qu’il me racontait. Je lui faisais des croquis. Il repartait avec ça, qu’il réadaptait et redialoguait, et ensuite moi je passais à une version définitive. A un moment, chose inexplicable : nous abandonnons, et passons à autre chose : Griffu. Manchette n’avait pas d’idées précises. Mais c’était l’époque du trou des Halles, des scandales immobiliers : on est alors parti là-dessus. Avec un personnage traditionnel de privé, qui va être vite dépassé par les évènements. Ça s’est passé comme ça"



Et Griffu fut publié dans une revue éphémère, BD, l’hebdo de la BD, qui exista à peine un an entre les automnes 1978 et 1979. Des romans de l’écrivain, l’illustrateur revendique

"Apprécier l’état d’esprit général. J’adhère tout à fait aux idées de Manchette. Par exemple : le malaise des cadres du Petit Bleu. Le type qui tourne en rond sur le périphérique, je trouvais que c’était une très belle idée. Tout ça c’était notre époque, ce qu’on en ressentait au moment précis du livre"

Et de l’homme, Tardi garde ce souvenir marquant :

"Cette précision sur les armes, que j’appelle son côté « Manufrance », qu’on retrouvera d’ailleurs dans tous ses romans. Ainsi, Griffu n’a pas n’importe quoi, il a un pistolet Mauser HSC, et Manchette écrit : « C’est une belle arme, ça contient huit cartouches calibre 32 ACP. Ça sert à faire des trous. Ça sert à mettre fin à des discussions »"


Exemple par l’image, dans la vidéo ci-dessous, extraite d’un sujet que je publiai sur Rue89 en 2010, à l’occasion de l’adaptation par Tardi de La Position du tireur couché.

(Voir la vidéo "Cours d'adaptation avec Tardi") 



"La révolution, ça commence par l’écriture"


Avant de sublimement devenir le créateur des éditions Rivages/Noir et le découvreur d’Ellroy en France, François Guérif était libraire et spécialiste du cinéma noir. Déjà directeur de collections (Red Label, Fayard Noir), il était rédacteur en chef de la toute nouvelle revue Polar quand, en 1979, il rencontra le fils de Manchette : Tristan Manchette, aka Doug Headline, alors journaliste spécialisé dans la science-fiction et les contre-culture (il est ensuite devenu éditeur traducteur, réalisateur). C’est par lui que le contact fut établi avec le père. Guérif se rappelle :

"En fait, on ne s’est pas tellement vus, puisqu’il était agoraphobe. On avait un échange très régulier au téléphone. Il aimait beaucoup parler. C’était toujours extrêmement agréable. Il avait une voix extraordinairement douce et très séduisante. Et une discussion de plus érudites"


De ces douceurs et éruditions, propres aussi à Guérif, naquit une profonde amitié. Raison pour laquelle le fils choisit Rivages pour faire éditer en 1996 La Princesse du sang, roman posthume et inachevé, et non la Série Noire à laquelle son père avait toujours été fidèle. Aujourd’hui, François Guérif rit quand il se souvient avoir

"Réussi à le filmer pour une émission. C’était un début d’hiver, on l’avait emmené dans le bois de Vincennes, plus on s’éloignait de la Porte de Vincennes plus il avait peur ». Et tient à surligner : « Il a choisi un domaine, celui du polar. Il avait une réflexion politique, littéraire, sur ce qu’était la littérature et ce genre littéraire-là, en disant par exemple que « la révolution, ça commence par l’écriture ». Manière de dire que ce n’était pas parce qu’on mettait en scène des gens aux idéaux magnifiques ou des flics pourris qu’on faisait un bon polar"


Et l’ami de poursuivre : "Il a poussé cette démonstration très loin avec La Position… Il m’avait dit en interview : « J’ai fait exprès de prendre le sujet le plus con, un tueur qui veut quitter son organisation, pour prouver que d’une histoire bête on peut faire un bon roman par l’écriture »". Quelques temps après, c’est Manchette, dans un article pour Libération le 7 juillet 1987, qui relança les ventes d’un livre qui, alors, était un échec commercial : Lune sanglante, le premier livre de James Ellroy traduit en France. Chez Rivages… Guérif et Manchette étaient et restent des passeurs de textes. 



"C'est par ça, et pour ça, que je me suis mis à écrire du roman noir"

 

Malgré lui donc, cet homme-là initia une école : on l’appelle "néo-polar". Allaient s’y engouffrer des hommes un tantinet plus jeunes : Jean-Bernard Pouy, Thierry Jonquet, Didier Daeninckx, Patrick Raynal, Serge Quadruppani. Plus tard, ce fut Jean Echenoz qui revendiqua être marqué par cet écrivain, avec qui il échangea d’ailleurs quelques missives. Aujourd’hui, plusieurs revendiquent être ou avoir été sous influence manchettienne. C’est le cas de Nicolas Mathieu, né en 1978, prix Goncourt 2018 pour son deuxième roman, Leurs enfants après eux. Dont le premier livre, en 2014, était un roman noir : Aux animaux la guerre. S’il avoue avoir "adoré tout de suite" des œuvres comme Nada ou Le Petit Bleu…, découverts à 21 ans, il parle de "choc" en évoquant le recueil des Chroniques (Rivages, 1996) :

"Une théorie sur : à quoi sert le polar, sur la façon de se servir de récits criminels pour ensuite en faire autre chose… Manchette, c’est du roman accessible à tous, divertissant, et qui par la bande fait totalement autre chose : de la politique. Pour moi, il y a eu un avant et un après. C’est par ça, et pour ça, que je me suis mis à écrire du roman noir"


L’écho est le même chez Frédéric Paulin, née en 1972, dont la trilogie La Guerre est une ruse (éditions Agulo, entre 2018 et 2020) raconte le terrorisme islamiste en France depuis 1995 par le prisme du roman d’espionnage et de fait-divers :

"Il y a une intrigue, et une analyse du monde (la rénovation de Paris, la corruption, etc), mais on sent que tout ça prend corps dans une problématique bien plus large, sociale, politique. Le tout avec un humour qui lie le cynisme et la violence"


Alors : comment, dans la France du XXIe siècle, ne pas faire le lien avec… Michel Houellebecq (même s’il ne l’a jamais évoqué) ? Comment ne pas pointer une écriture qui, à des degrés divers chez les deux hommes, se distingue par sa neutralité et sa froideur apparentes, sa densité pastiche, cynique, pamphlétaire, passant au crible l’esprit de l’époque sans avoir l’air d’y toucher ? Ainsi, oui, Manchette est définitivement actuel. D’ailleurs, un universitaire bordelais devenu expert en manchettie en témoigne : Nicolas Le Flahec, un des anthologistes ayant travaillé sur les Lettres du mauvais temps, après une thèse et un ouvrage analytique sur son idole. Professeur de français au lycée pendant quelques années à Bordeaux, il faisait lire du Manchette à ses élèves. Aujourd’hui prof à l’Université Michel de Montaigne à Bordeaux, il fait de même. A chaque fois, et à son propre étonnement : ça « marche », se réjouit-il

"Ses personnages intéressent les jeunes, sa narration aussi. Je m’en suis rendu compte dans le cadre de lectures à haute voix : ça prend, ils rient. Nada est un livre qui les interroge même s’ils n’ont pas le bagage politique ou référentiel, car c’est aussi une réflexion sur le terrorisme. Ô dingos, ô châteaux ! et Fatale résonne toujours, car les deux héroïnes féminines intéressent très fortement les filles"



Ce quadragénaire de conclure :

"Cela renforce dans mon opinion qu’il y a tout plein de raisons d’aimer Manchette. On peut en avoir une lecture politique. On peut en avoir une approche intellectuelle. On peut rire. On peut être embarqué par la puissance de sa machine romanesque"



Pour (re)découvrir Manchette dans sa démarche, on regardera cette vidéo : un portrait datant de 1983. 


Lettres du mauvais temps – Correspondance 1977-1995, La Table ronde, mai 2020, 544 p, 27.20 €
Play it again, Dupond – Chroniques ludiques
, La Table ronde, mai 2020, 152 p, 23.20 €
Réédition de L’Affaire N’Gustro, avec une préface de Nicolas Le Flahec et une lettre inédite de J.-P. Manchette, en juin 2020, à la Série Noire (Gallimard), 224 p, 14 €

 

14 novembre 2020

"Marseille Capitale Rap" : de IAM à JuL, la saga d’un hip-hop trop puissant

C'est un documentaire qui rassemble quatre générations de rappeurs - de IAM à JuL en passant par la Fonky Family, les Psy4 de la Rime,  Keny Arkana et bien d’autres -. "Marseille Capitale Rap" raconte trente ans d’histoire culturelle et politique de la cité phocéenne, mais également de l’hexagone. Diffusé ce soir sur France 5 (et lundi sur France Région Paca), il mobilisera aussi des live sur les réseaux sociaux. Le Pop Corner l’a vu en avant-première. 

 



"Trente ans après son apparition, le rap a conquis Marseille. Jamais un mouvement culturel n’a aussi rapidement et profondément marqué la ville. Jamais autant d’artistes marseillais n’ont généré un tel succès commercial" : ce sont les premières paroles du film, entièrement narré par Faf Larage. Concocté Gilles Rof, réalisateur de documentaires déjà abordé par ce blog, journaliste correspondant du journal Le Monde, et par Daarwin, réalisateur et photographe, « Marseille Capitale Rap » est une histoire transversale, qui va du milieu des années quatre-vingt à nos jours (le tournage a duré jusqu’à la fin de l’été, le montage et la post-prod jusqu’à cet automne). 

 

(Voir le teaser)


Revenons aux premiers soubresauts. Au milieu des années quatre-vingt. L’éphémère émission télé "H.I.P-H.O.P.", diffusée de janvier à décembre 1984 sur la première chaine, avait initié la jeunesse française au breakdance et au hip-hop. Depuis 1981, l’explosion des radios libres avait préparé le terrain. A Marseille, c’était Radio Sprint, Radio Galère et surtout Radio Star. Sur cette dernière, un certain Philippe Subrini portait "Vibration", une émission qu’allaient bientôt intégrer Philippe Fragione et Éric Mazel. Bientôt, ceux-ci deviendraient "Akhenaton" et "DJ Kheops". Après avoir passé des étés à New York à la rencontre de ses rappeurs, ils allaient cofonder le groupe IAM, avec Shurik'n (Geoffroy Mussard), Imhotep (Pascal Perez), Kephren (François Mendy) et Freeman (Malek Brahimi).
En décembre 1989, la formation allait enregistrer une première cassette : Concept. Un son pur, une maitrise du sampler et du mixage hérité de l’apprentissage aux USA. Pour tout le rap français, ce fut une secousse. Plus rien ne serait pareil. Et aujourd’hui, IAM demeure le nom qui a libéré toute une jeunesse. A commencer par celle de Provence.

Le film raconte ce qui se passait là, juste avant et juste après : les rendez-vous à la station de métro Vieux-Port, les sessions "micros ouverts" au rap qui ont lieu à la Maison Hantée, bar du Cours Julien qui était pourtant un repère de rockers. Il rappelle qu’IAM avait inventé, invoqué, un rap extrêmement novateur. Marseillais jusque dans sa façon de mixer des musiques arabes entendues à Noailles et à Belsunce, ces deux quartiers du centre-ville. Le film n’oublie pas de signaler l’importance, d’ailleurs, de Bouga et de "Belsunce Breakdown".  



Quatre générations


Le récit de Faf Larage souligne à quel point le rap « était fait pour cette ville, bavarde et cosmopolite ». C’était un rap métissé, arabe et provençal, tchatcheur et blagueur, moderne et intemporel. Un rap qui signait non une cité, mais toute "une cosmopolitanie", dit l’un des nombreux artistes s’exprimant dans le film.

A raison, la première partie raconte beaucoup IAM : ils étaient les pionniers, et sont à jamais les parrains. Entre autres par leur politique de label indépendant et de pépinière, à laquelle les trois générations suivantes doivent beaucoup. 


 Le documentaire montrera, et c’est là son mérite, comment le rap a ensuite percuté chaque génération de façon phénoménale, mais très différente. En quoi chacune des figures, chacune des générations qui ont suivi, sont dans une filiation revendiquée, mais aussi dans une différence fondamentale.


La deuxième génération est celle de la Fonky Family, ce "collectif à rallonges" né en 1994, dont l’énergie sauvage se distingue de l’architecture réfléchie d’IAM. On savourera le récit de cette union précurseur avec Akhenaton.

 

 

La troisième, c’est les Psy4 de la Rime. Ils viennent des quartiers Nord, et sont donc les premiers rappeurs marseillais à ne pas être issus du centre-ville. Ils racontent encore autre chose. Deux des quatre membres poursuivent une carrière solo : Alonzo et Soprano. Ce dernier est, depuis, devenu une méga-star, après avoir été le premier à mixer des chansons de variété dans son rap. "Soprano, c’est Obama. C’est la réussite noire marseillais", dit un jeune témoin de la génération suivante.

 

C’est aussi le "rap conscient, militant, altermondialiste et antilibéral" de Keny Arkana.  

La quatrième est celle de SCH, de Naps, de Kofs, de Soso Manes, et surtout avec celui qui est devenu le symbole de Marseille : Julien Mari, alias JuL. Vingt albums en six ans, et quatorze disques de platine.


Une histoire plus grande que le rap


C’est alors que "Marseille Capitale Rap" raconte une histoire plus grande : la nôtre, depuis trente ans.

Une histoire marquée par le meurtre d’Ibrahim Ali, le 21 février 1995. Ce jeune de dix-sept ans rentrait d’une répétition avec son groupe, les B-Vice, quand il fut abattu par des colleurs d’affiche du Front National. "Ça a changé le rap marseillais. Il y a eu beaucoup plus de profondeur après", témoigne Soprano.
Marquée, aussi, par ce paradoxe : cette ville est reconnue comme une des capitales continentales du rap et pourtant, en 2013, lorsqu’elle sera la capitale européenne de la Culture, les institutions n’accorderont aucune place à cette culture-là. 

 


Marquée, aussi, par cet autre épisode des ingérences politiques et institutionnelles, par le drame de la rue d’Aubagne, le 5 novembre 2018. Marquée, portée et habitée, enfin, par cet OM dont il est bien sûr question ici, puisque le club comme son stade sont un poumon de la ville (et une scène pour Soprano).

Chroniquant la ville sur trente ans, "Marseille Capitale Rap" ne passe pas sous silence les règlements de compte, les trafics, qui sont la vie ou le décorum des jeunes rappeurs comme Soso Manes. Le film est aussi le portrait d’une Marseille devenue "plus dure, et toujours plus abandonnée", où on est passé "d’un rap de CPE à un rap où ça fume".
Il décrypte le potentiel social et fédérateur qui a construit quatre générations. C’est une partition de la musique urbaine d’un morceau de l’hexagone où, si l’on se sent marseillais avant tout (c’est dit par certains ici), c’est parce que Marseille est quelque chose comme un plus que France. C'est la France augmentée des ères Méditerranée (on rappellera que Phocée fut fondée par les Grecs). C’est en cela que l’imaginaire y fut et y demeurera à jamais "pas pareil ", "trop puissant" (je paraphrase ici deux slogans connus), romantique et violent. C’est une ville où j’ai vécu, que je connais, que j'évoque toujours avec passion, connaissance, cœur et (un peu de) raison. 


 

Marseille, c’est comme la Fonky Family, c’est "un collectif à rallonges". Elles sont dépliées et racontées dans ce film. 




"Marseille Capitale Rap"
Réalisé par Gilles Rof et Daarwin
Avec la participation de : Akhenaton, DJ Kheops, Imhotep, Shurik’n, Soprano, Alonzo, SCH, DJ Djel (Fonky Family), Sat l’Artificier (Fonky Family), Bouga, Keny Arkana, JuL, Kofs, Soso Maness, Mino, 3eme Oeil, REDK, Hollis L’infâme, Faf Larage, Hélène Taam, Saïd Ahamada, B-Vice, Namor, Mourad Mahdjoubi (Uptown), JMK$…
Production : 13 Productions, avec France Télévisions
Durée : 58 mn
Diffusion : samedi 14 novembre à 22h30 sur France 5, lundi 16 novembre à 22h40 sur France 3 PACA
Dès samedi, le documentaire sera accessible en replay sur le site de france.tv


Pour les 30 ans du rap marseillais, deux live sur les réseaux sociaux :

  • Avant la première diffusion, de 21h30 à 22h30 ce samedi 14 novembre, Sat L’Artificier, membre de la Fonky Family, animera un live sur son compte Instagram (@satlartificierff)
  • Lundi 16 novembre à 21h30, les deux beatmakers DJ Djel (Fonky Family) et L’Adjoint Skenawin (Psy4 de la rime, Soso Maness, SCH, JuL...) mixeront en live sur Facebook. Le live sera diffusé sur la page Facebook de DJ Djel (@jdjel.dontsleep) ainsi que sur la page de France 3 PACA



11 novembre 2020

Elections américaines : Luke Rhinehart, vainqueur littéraire

Nous avons passé des nuits entières, à attendre le dénouement des dernières élections américaines. Et ça n’est pas fini. Pour nous détendre, tout en pensant à des fous présidents, un roman arrivait à point nommé cet automne : Jésus-Christ Président. Une uchronie-comédie grinçante, signée par un auteur qui l’est tout autant : Luke Rhinehart. 

 



Une histoire alternative. C’est bien ça. C’est le sous-titre du titre originel de ce roman : Jesus Invades George : an Alternative Story.
Une histoire alternative, c’est l’essence même de la fiction, quand elle s’affaire autour du réel. Quand elle se base sur des protagonistes réels. Récents, même, dans le cas présent.  

Le livre : Jésus et George, deux "fils de"


Ce livre débute au ciel. Par un prologue où Jésus dialogue avec son père, Dieu. Vous ne rêvez pas : on parle bien de ces deux figures d’un autre livre, la Bible, et de deux des personnages majeurs du christianisme. Le fils se plaint que les humains n’ont toujours rien pigé, qu’il "suffirait d’un être humain, d’un seul, qui détienne un grand pouvoir et qui soit un de Mes vrais disciples. […] J’aimerais voir ce que ça donnerait si J’allais M’installer dans l’âme de quelqu’un qui aurait le pouvoir de changer les choses".
On notera les majuscules dès qu’elle vaut pour un terme, quel qu’il soit, qui concerne ce dieu. Il en sera de même quand il descendra du ciel. Pas le Père Noël, non. Jésus, le fils de.

Et c’est à la Maison-Blanche qu’il arrive. Visiter un autre "fils de" : George W. Bush, 43e Président des Etats-Unis. Nous sommes vers 2005, et il a été réélu il y a peu pour un second mandat. Après les campagnes militaires (Afghanistan, Irak) habillées en "guerre contre le terrorisme" ou autre "guerre contre le Mal", George W ne sait plus quoi faire, et s’ennuie. Plus que jamais téléguidé dans sa politique intérieure (ultra-libéralisme) et extérieure (l’US Army doit faire craindre les USA partout dans le monde) par ceux que l’on appelait ses "cerveaux" : Karl Rove, Dick Cheyney, et dans une moindre mesure Donald Rumsfeld. Guerre porté sur l’introspection, il est resté pieux, et prie. Et justement, ce matin-là, il se sent tout chose après sa génuflexion :

"Il eut l’impression que son corps se dilatait, puis il comprit que quelque chose entrait en lui… une Présence, comme un Être qui frissonnait dans le brouillard de son âme. Il eut peur, et sa peur grandit, devint terreur. Le brouillard intérieur se leva. Puis… Bam ! Il vit Jésus-Christ, au cœur même de son âme, qui le regardait fixement"

George a reçu une "Visitation". La suite sera une révélation, dans le droit fil christique de la chose.
Sauf que la révélation va devenir politique. Pour George comme pour les principaux protagonistes, pour le pays et pour le monde – notons que chacun, ici, ne sera jamais désigné que par son prénom : George (pour Bush Jr), Dick (Cheney), Don (Donald Rumsfeld). Dès le lendemain, briefé par ses "cerveaux" pour un discours important qu’il doit prononcer, la réplique présidentielle fuse : "Ce discours, c’est un gros tas de conneries, Dick". Pourtant, George lui-même n’est pas en accord avec ce qu’il vient de dire… Et pour cause : "Jésus était intervenu. Il ne se contentait plus de regarder, Il avait pris le contrôle de l’âme de George". Et d’enchaîner :
"Vous allez déclarer un cessez-le-feu immédiat et unilatéral, et annoncer que le gouvernement des Etats-Unis a décidé de reconnaître la souveraineté de l’Irak et de ramener ses troupes à la maison"
 

Durant sa présidence (2001-2009), on a souvent mis en doute les capacités intellectuelles de George W. Bush. Aux Etats-Unis comme en France, où les sketchs avec "Monsieur Sylvestre" et "Double U" furent un régal.

 



Il fut dit, également, que le véritable George W. Bush fut sujet à une crise mystique au mitan de son existence.

Eh bien c’est à tout ça que répond ce roman, par la satire littéraire.
Désormais, Jésus parle à la place de George. Jésus parle dans George. Luke Rinehart de s’en amuser à gogo. Voire ceci, quand c’est au président de parler :

"Sans hésiter, Jésus répondit"
"dit calmement Jésus tandis que George, en son for intérieur, geignait"
"Jésus avait annoncé par la bouche de George qu’il avait changé d’avis"


Satire et uchronie


Un temps, George se battra contre lui-même, enfin contre ce Jésus qui se met à parler à travers lui. Et à énoncer des idées contraires à ses principes capitalistes, à l’opposé de ce dogme patronal, militaire et bancaire dont les Etats-Unis sont pourtant la fille aînée.

Quel est ce "nouveau programme" ? Se fera-t-il à cette visitation ? Comment s’en jouera-t-il ? George a-t-il perdu les pédales à jamais, ou a-t-il changer ? Comment va réagit l’Amérique, société marquée au fer de la croyance au marché et en un dieu ? Vous verrez tout cela en lisant et en riant durant plus de quatre cents pages. Qui sont autant une comédie de caractères – les salons du pouvoir, mais aussi le couple Laura et George Bush, avec des scènes privées d’anthologie – qu’une politique-fiction et une uchronie. Vous suivrez le George de Luke Rhinehart de Washington en Irak, en passant par les territoires palestiniens, Israël, l’Angleterre. On verra comment George y devient un miraculé. Plusieurs fois. Un miracle. Un peu comme un messie, donc. On verra comment, se voulant plus démocrate que les Démocrates, George embarrasse son propre camp. Tout ça parce qu’il a eu la révélation : pour que les Américains soient à nouveaux aimés, il faut qu’il fasse le bien, sans guerroyer, en éduquant, en pardonnant. Et si Jésus lâchait George… Ou si, tout simplement, les services de renseignements (car tout de même, nous sommes en Amérique) n’allaient pas parvenir à tout foutre en l’air ? Sans compter les coups tordus des autres cercles du pouvoir…

Jésus-Christ Président raconte comment, pour tou.te.s les chef.fe.s d’Etat du monde, se pose la question de la trace dans l’Histoire, à travers ceci : pour cela, vaut-il mieux être aimé, ou être craint ?

Certes, le camp républicain s'en prend plein les mirettes, mais on ne dira pas, pour autant, que le roman est partisan. Il a juste choisi le parti d’en rire. Certes, Jésus-Christ Président souffre de longueurs, mais le rythme soutenu et les dialogues ironistes sont un plaisir. Il raille la place du capitalisme et des lobbys religieux dans cette nation. Il interroge le poids symbolique des hommes présidentiels dans cette nation. Chaque campagne présidentielle outre-Atlantique montre à quel point les églises évangélistes comme les pratiquants conservateurs des religions chrétiennes sont du côté des idées complotistes, nationalistes, ou contre-révolutionnaires. Chaque fois, on vérifie comment un des deux candidats va chercher à capter cet électorat-là.


Là aussi, ce roman est une réponse. Par le rire.

L’auteur  


Luke Rhinehart s'était fait connaître en 1971 avec L'Homme-dé : un roman semi-autobiographique devenu culte, plusieurs fois réédité chez nous entre 1973 et 2019 (au Seuil, puis à L’Olivier, et désormais aux Forges de Vulcain, éditeur de grande envergure en termes de littérature de pop culture).
Jusqu’à 2015, en France, il était considéré comme "writer’s writer", un "écrivain pour écrivain", comprenez un auteur reconnu par ses seuls confrères. Puis il y eut la réédition de L’Homme-dé en 2015, dans la collection « Replay » des éditions de L’Olivier. François Busnel, alors à la tête du magazine Lire, s’intéressa à lui dans son émission « La Grande librairie ». De même qu’Emmanuel Carrère dans la revue XXI.



Ainsi connut-on mieux George Powers Cockcroft, né en 1932 à Albany (Etat de New York), ancien professeur de littérature devenu psychiatre puis écrivain. En 1953, il avait écrit un roman, non publié, avec un personnage nommé Luke Rhinehart. Pour les livres suivants, cela devint son nom de plume. Depuis longtemps, pour pimenter son quotidien, il jouait aux dés, pour provoquer le destin. Un soir à la fin des sixties, il en lança un, comme ça, au retour d’une fête. En se disant que si le 1 sortait, il faisait ce qu’il voulait (aller toquer chez sa voisine pour coucher avec elle). Ce fut le 1. Depuis, il a toujours un dé sur lui, qu’il lance pour décider de ses actes. C’est même ainsi qu’il a rencontré sa femme. Il le raconte dans L’Homme-dé, livre qui allie autobiographie et contre-culture de l’époque.

Paru en 2018 aux Forges de Vulcain, Invasion n’est que le troisième de ses onze livres à y être traduit (il y eut aussi L’Odyssée du vagabond, Robert Laffont 1984).
Surfant entre références pop et science-fiction, il y imagine, de nos jours, les Etats-Unis envahis par des IA prenant forme de "boules de poils intelligentes", qui pratiquent un genre nouveau d’insurrection, guidées par un principe : faire les choses juste "pasquecérigolo". Invasion est une parabole sur les Anonymous, sur les fakes news, sur la parano américaine aussi.

Jésus-Christ Président est paru en 2013 aux USA, soit peu après la réélection de Barack Obama. Traduit en France en cet automne 2020, il paraît dans un contexte d’élections… dont on connaît le résultat sans pour autant connaître le dénouement !

Raison de plus pour rire. Et donc : le lire !


Jésus-Christ Président
(Jesus Invades George : an Alternative Story) de Luke Rhinehart, trad. Francis Guévremont, Aux Forges de Vulcain, octobre 2020, 464 p, 20 €, version numérique (Epub) 12.99 €
 



01 novembre 2020

"Possessions", la série qui vous gagnera

Vous prenez un réalisateur assez littéraire (il avait adapté Westlake en 2004 dans "Je suis un assassin"), une écrivaine française d’envergure (Valérie Zénatti). Vous y ajoutez Reda Kateb, Nadia Tereszkiewicz, Ariane Ascaride, et vous obtenez cette mini-série à grand suspense qui débute demain : "Possessions". 


 

Nous n’avons pas eu le temps de nous remettre de la première, que voici déjà la saison 2 des confinements généralisés. Trop tôt. Aussi, avant de recommencer à s’occuper de livres (attendons la décision concernant l’avenir des librairies dès demain, 2 novembre, qui va influer sur la façon d’on nous parlerons des livres), le Pop Corner reparle Séries. Celles qui sont de fiction. Celles qui ne menacent pas la culture pas une quelconque fermeture. Et pourtant, il est bien question de murs et de fermetures, dans "Possessions", série qui n’hésite pas à montrer ces murs, si longs, qu’ont érigé les gouvernants israéliens pour isoler encore plus les territoires de Palestine. Où un épisode fait une incursion.

Il s’agit d’une mini-série, plus précisément, dont la diffusion débute ce lundi 2 novembre sur Canal Plus. Une production franco-israélienne qui réunit

  • Shachar Magen, auteur de la série "Sirènes"
  • Thomas Vincent, que les férus de romans noirs connaissent pour avoir adapté "Le Contrat" de Donald Westlake en 2004 : c’était "Je suis un assassin", avec Karin Viard, François Cluzet, Anne Brochet et Bernard Giraudeau. Les fans de séries le connaissent pour avoir travaillé sur "Borgia", "Tunnel" ou encore "Versailles
  • Valérie Zénatti, écrivaine française, traductrice de l’hébreu, prix du Livre Inter 2015 pour "Jacob, Jacob" et prix France Télévision 2019 pour "Dans le faisceau des vivants". Elle a co-écrit "Possessions" avec Shachar Magen


(Voir la bande-annonce) 



Pour la chaîne et pour son label Création originale, "Possessions" se situe dans la lignée de "Nox" ou de "Jour polaire". Pourtant, le cadre est plus sensible : Israël. Plus explosif : les Français faisant leur aliya, deux familles juives pratiquant leur religion de façon rigoriste, une police israélienne très laïque, et parfois la question des colonies sur le territoire palestinien. Quand on sait qu’un des deux personnages majeurs, Karim (interprété par Reda Kateb) est vice-consul de France à Tel-Aviv, et que son simple prénom éveille la suspicion sur certains lieux où va le mener cette enquête qu’il n’aurait jamais dû mener, on saisit que le moindre ingrédient, ici, est pesé et penser pour exploser.

Ça s’appelle le suspense…


Effectivement, Karim, diplomate, va franchir les limites et les règles de son statut. Car comme tout le monde, il est fasciné, troublé, effrayé par Natalie (Nadia Tereszkiewicz), cette toute jeune Française expatriée qui se marie dès la deuxième scène. Juste avant cette scène, vous devrez faire attention à deux détails, deux moments, que nous ne révélerons pas ici… Voilà comment "Possessions" s’ouvre sur un mariage qui tourne… au bain de sang. Pourquoi ? C’est toutes l’histoire, ici.
Toujours est-il qu’au moment de couper le gâteau, quelqu’un a tranché la gorge du marié. Que Natalie a le couteau en main et la robe souillée de sang. Que quelques personnes fuient. Bref, tout accuse Natalie. A raison, ou à tort, ou peut-être les deux. Le crime a ceci de commun avec le monde de la finance que celui qu’il est souvent l’œuvre d’une main invisible, souvent plus essentielle que celle qui tient le manche (ou le couteau).

Le crime aussi, a ses voies impénétrables, et d’est bien en leur sein que vont nous mener ces six épisodes. Religion, crime passionnel, violence conjugale, tabous familiaux, jalousies, beauté fatale de Natalie : tout est impénétrable, tout dysfonctionne, rien ne se dénoue, et pourtant il y a ici deux policiers qui vont bien devoir y parvenir.

Suspense et réalisme

Vous l’aurez compris : en des temps confinés, "Possessions" ne vous fera pas rigoler. Mais le suspense est un art qui remplit son rôle de divertissement intelligent : on réfléchit, on s’effraie, on participe, et on se divertit. Nous sommes ici entre le thriller, le polar procédural, le roman sur le sacré, avec une sacrée touche de récit politique.
Réalisé et raconté à fleur de réel, "Possessions" montre la vie quotidienne de quartiers loin de Tel-Aviv : kibboutz, fermes, quartiers isolés. Certains personnages taillent la route, pour enquêter ou bien pour fuir. Pendant qu’ils avalent les kilomètres, la caméra filme ces murs de la honte qui isolent les territoires palestiniens.

Chaque épisode nous fait découvrir une facette d’un des personnages. De façon à nous faire penser que, peut-être, cette fois on le tient. Et puis… Et puis ça recommence à l’épisode suivant. Le suspense joue aussi sur un code classique : l’attraction-répulsion entre victime et bourreau(x)..
La tension dramatique, elle, nait aussi de cette opposition toujours montée en épingle entre rationnel (l’État israélien, le Consulat de France, la police, la laïcité) et irrationnel (deux familles dont les pratiques religieuses semblent appartenir au XIXe siècle, des pères et des mères. Une opposition qui est au cœur de tous les polars récents situés en Israël (de Batya Gour à Yshaï Sarid en passant par Alexandra Schwartzbrod ou Dror Mishani), et qui n’est pas une mince affaire, pour qui fait œuvre de fonction dans une contrée militairement, politiquement et religieusement aussi dangereuse que l’État d’Israël.   

La possession pourrait donc être de nature religieuse, de nature sectaire, de nature paranormale et psychiatrique. Ce sont des hypothèses autant que des enjeux.


(Image Canal Plus)

Performances d’acteurs

On signalera la composition de Dominique Valadié, Ariane Ascaride (mais vous dire en quoi serait spoiler). On regrettera que Tchéky Karyo interprète avec trop d’effacement un personnage, certes effacé, mais qui aurait mérité plus de contrastes. On soulignera les compositions de Reda Kateb, mais aussi, bien sûr, de Nadia Tereszkiewicz, découverte récemment dans le film "Seules les bêtes" (adaptation littéraire) ou dans la série "Dix pour cent", qui est ici parfaite dans l’équilibre entre les côtés clair et obscur de la force (base narrative originelle de la tragédie antique et d’un de ses descendants : le thriller).

On comprend pourquoi, à cette heure, la chaîne américaine HBO l’a d’ores et déjà achetée pour l’adapter.


"Possessions". 6 épisodes de 52 mn.
Diffusion à partir du 2 novembre sur Canal Plus. En intégralité dès le 2 novembre sur myCanal.
Création originale Canal Plus
Créée par Shachar Magen. Ecrite avec Valérie Zénatti.
Réalisée par : Thomas Vincent
Avec Nadia Tereszkiewicz, Reda Kateb, Noa Koler, Dominique Valadié, Ariane Ascaride, Judith Chemla, Aloïse Sauvage, Tchéky Karyo, Tzahi Grad, Roy Nok…



A voir sur le même thème, et sur la page YouTube du Pop Corner :
>> "Les Lumières de Tel-Aviv" : chronique vidéo pour 233 Degrés, printemps 2020
>> "Etgar Keret" - Un recueil de micronouvelles et une série télé", chronique vidéo pour 233 Degrés, printemps 2020 

A voir ailleurs :
>> Entretien Zoom avec Dror Mishani, à l’occasion de Quais du Polar "virtuel", avril 2020